29/11/2013
Les bêtes sont le Christ, pensais-je, et mes lèvres tremblent, mes mains en tremblent...
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« Les autres officiers, les camarades de Frédéric, sont jeunes aussi : vingt, vingt-cinq, trente ans. Mais tous portent sur leur figure jaune et ridée des signes de vieillesse, de décomposition, de mort. Tous ont l’œil humble et désespéré du renne. Ce sont des bêtes, pensé-je; ce sont des bêtes sauvages, pensé-je avec horreur. Tous ont, sur leur visage et dans leurs yeux, la belle, la merveilleuse et la triste mansuétude des bêtes sauvages, tous ont cette folie concentrée et mélancolique des bêtes, leur mystérieuse innocence, leur terrible pitié. Cette terrible pitié chrétienne qu’ont les bêtes. Les bêtes sont le Christ, pensais-je, et mes lèvres tremblent, mes mains en tremblent. Je regarde Frédéric, je regarde ses camarades; tous ont le même visage flapi et ridé, le même front dénudé, le même sourire édenté, tous ont le même regard de renne. Même la cruauté, la cruauté allemande est éteinte sur leurs visages. Ils ont l’œil du Christ, l’œil d’une bête. Et, brusquement, me revient à l’esprit ce que j’ai entendu raconter dès le premier moment où je suis arrivé en Laponie, et dont chacun parle à voix basse, comme d’une chose mystérieuse (c’est chose véritablement mystérieuse), ce dont il est interdit de parler. Il me revient à l’esprit ce que j’ai entendu raconter dès le premier moment où je suis arrivé en Laponie au sujet de ces jeunes soldats allemands, de ces Alpenjäger du général Dielt qui se pendent aux arbres dans l’épaisseur des forêts ou s’asseyent des jours et des jours au bord d’un lac, en regardant l’horizon, puis se tirent un coup de revolver dans la tempe, ou bien, poussés par une extraordinaire folie, sorte de fantaisie amoureuse, vagabondent dans les bois comme des bêtes sauvages, se jettent dans l’eau immobile des lacs, ou s’étendent sur un tapis de lichens, au-dessous des pins que le vent fait gronder, et attendent la mort, se laissent tout doucement mourir dans la solitude glaciale et distraite de la forêt. »
Curzio Malaparte, Kaputt
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