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22/08/2020

La plus pitoyable intelligence

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« Sur toute la France, ces vastes lycées aux dehors de caserne et de couvent abritent une collectivité révoltée contre ses lois, une solidarité de serfs qui rusent et luttent plutôt que d’hommes libres qui s’organisent conformément à une règle. Le sentiment de l’honneur n’y apparait que pour se confondre avec le mépris de la discipline. — En outre, ces jeunes gens sont enfoncés dans une extraordinaire ignorance des réalités.

Quelle conception auraient-ils de l’humanité ? Ils perdent de vue leurs concitoyens et tout leur cousinage ; ils se déshabituent de trouver chez leurs père et mère cette infaillibilité ou même ce secours qui maintiendrait la puissance et l’agrément du lien filial. Les femmes ne sont pas à leurs yeux des êtres d’une vie complète, mais seulement un sexe. En leur présence, ils sont incapables de penser à rien autre qu’à des séductions où excellaient les jeunes Français du siècle dernier et dont leur réclusion, qui les fait timides et gauches, les rend fort indignes. L’imagination ainsi gâtée de curiosités précoces, ils rougissent de leurs sœurs, cousines et parentes qui les visitent au parloir. Pendant les promenades à rangs serrés et si fastidieuses des jeudis et des dimanches, la distraction des lycéens est de « coter » les femmes qu’ils croisent. Ils se montrent plutôt sévères. Avec ce premier entraînement, ils se croiront engagés d’honneur à avoir toutes celles qu’ils rencontreront, alors même qu’elles leur déplairaient. Et voilà qui les prépare aussi mal pour la passion que pour la bonne camaraderie des jeunes Anglais et Anglaises, joueurs de lawn-tennis. Mais leur diminution principale, c’est de ne point fréquenter des vieillards. L’affection d’un homme âgé pour un enfant, si touchante et que la nature même inspire, comporte les plus grands bénéfices. Vers les douze ans, nous comprenons là notre infériorité et ce que vaut l’expérience ; nous tâchons de nous faire estimer, et nous accueillons, ce dont manque le collégien, un certain pressentiment, de qualité morale et poétique, que nous-mêmes nous vieillirons.

Isolés de leurs groupes de naissance et dressés seulement à concourir entre eux, des adolescents prennent de la vie, de ses conditions et de son but la plus pitoyable intelligence. On disait couramment au lycée de Nancy qu’un homme qui serait fort comme le professeur de gymnastique, polyglotte comme les maîtres d’allemand et d’anglais, latiniste comme un agrégé, dominerait le monde. — On ne se doutait pas d’une certaine fermeté morale, le caractère, qui impose même au talent, ni de toutes ces circonstances qui réduisent les plus beaux dons. — On était persuadé qu’aux pieds d’un si brillant prodige afflueraient tous les trésors. Les élèves de l’Université, servis par des valets malpropres, mais ponctuels, ignorent ce qu’est un gagne-pain et, sitôt bacheliers, s’étonneront qu’il faille cirer ses bottes soi-même. »

Maurice Barrès, Les déracinés

 

 

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Un ensemble de défauts et de qualités

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« Le lycéen reçoit de la collectivité où il figure un ensemble de défauts et de qualités, une conception particulière de l’homme idéal. Cet enfant qui plie sa vie selon la discipline et d’après les roulements du tambour, ne connaissant jamais une minute de solitude ni d’affection sans méfiance, ne songe même pas à tenir comme un élément, dans aucune des raisons qui le déterminent à agir, son contentement intime. Il se préoccupe uniquement de donner aux autres une opinion avantageuse de lui. C’est bon à un jeune garçon élève à la campagne de sentir vers dix-sept ans la beauté de la nature et les délicatesses du sens moral ! Toujours pressés les uns contre les autres, inquiets sans trêve de sembler ridicules, les lycéens développent monstrueusement, à ce régime et sous le système pédagogique des places, une seule chose, leur vanité. Ils se préparent une capacité d’être humiliés et envieux qu’on ne rencontre dans aucun pays, en même temps qu’ils deviennent capables de tout supporter pour une distinction.

La qualité qui fait compensation, c’est le sens de la camaraderie. On dit « chic type », dans leur argot, celui qui possède une supériorité, — qu’il versifie ou qu’il ait réussi au Concours général, — et qui, de plus, est bon camarade. Mais être bon camarade, c’est tout d’abord se refuser à la discipline. Il est difficile de ne point la haïr. Ceux mêmes qui l’appliquent en rougissent. Le proviseur, le censeur, fort impérieux et glorieux devant les petites classes, éprouvent du malaise en face des philosophes et des candidats aux Écoles du Gouvernement. Les pions, qui aux jours de sortie les croisent à la brasserie et dans l’escalier des filles, et qui pressentent déjà les distances de l’avenir, tendent à être, plutôt que des supérieurs, des camarades mécontents du rôle où leur fâcheuse destinée les contraint. »

Maurice Barrès, Les déracinés

 

 

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