Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/03/2014

La Cage du "divertissement"

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Parce que le divertissement est une terreur.

Pourquoi est-il terreur ?

Parce qu’il nous désarme totalement. L’absence de sérieux avec lequel la terreur entre en scène fait que nous nous ouvrons imprudemment à elle et nous livrons pieds et poings liés bien plus facilement qu’à la terreur habituelle, celle qui, en uniforme, nous accule et nous fait trembler ; que nous perdons l’envie de résister avant même d’être terrorisés ; que nous assimilons ce qu’on nous a fait ingurgiter avant même de pressentir ce que nous avons ingurgité – et tout cela signifie que nous pouvons être vaincus par le divertissement avant même de commencer à le combattre.

Il n’y a pas que ce qui refuse d’écouter nos prière qui est sans pitié et, partant terroriste ; c’est aussi le cas (tout particulièrement aujourd’hui) de ce qui se présente de façon si anodine et si confortable, de ce qui formule son offre de façon si douce qu’il ne nous vient même plus à l’idée de dire non, d’opposer une résistance ou de demander pitié. Les systèmes dictatoriaux qui dépendent encore de la matraque ou de menaces de liquidation sont lamentablement archaïques ; ils sont en tous cas incomparablement moins néfastes que ceux qui peuvent déjà compter sur le divertissement, ne serait-ce même que sur des chansons sentimentales. Plus aucune des puissances qui nous forment et nous déforment aujourd’hui n’est assez forte pour entrer en concurrence avec le divertissement. La façon dont nous rions, marchons, aimons, parlons, pensons ou ne pensons pas aujourd’hui, la façon dont nous sommes prêts à être victime aujourd’hui, nous l’avons apprise que pour une part des plus insignifiantes de nos parents, de l’école ou de l’Eglise, et presque exclusivement de la radio, des magazines, des films ou de la télévision – bref, du divertissement. Si, à ses débuts, ce dernier n’é été qu’une force concourant à l’éducation parmi d’autres et certainement pas une des plus efficaces, il est rapidement monté en grade et occupe désormais une position monopolistique.

La responsabilité de cette ascension n’est bien sur pas à imputer à notre absence de résistance, mais – je parle ici de façon figurée – à l’absence de résistance du monde. Je veux dire par là qu’aucun des contenus que l’industrie du divertissement souhaite transformer n’a la force de se défendre contre sa transformation en matériau de divertissement reproduit à des millions d’exemplaires.

A cela s’ajoute le fait que cette industrie ressemble à une bête omnivore qui ne fait pas de choix, à un animal qui n’a pas seulement l’appétit de tout, mais aussi le don d’avaler tout cru tout contenu et, après une digestion des plus rapides, de le restituer sous la forme d’un doux excrément. Qu’il s’agisse d’obsèques nationales ou de chimpanzés qui fument, d’un sinistre maritime ou de l’inauguration d’une passerelle, d’une base construite en une nuit ou d’une ville détruite en une nuit, non seulement cette bête de ne heurte jamais à la moindre résistance, mais rien d ce qu’elle mange ne la rend malade. Elle n’a jamais entendu parler de tabous. Tant qu’elle peut avaler, transformer ce qu’elle a avalé, l’excréter et nous proposer ses excréments, peu lui importe ce qui lui tombe dans la gueule. Tout le monde sait que cette industrie ne recule pas devant la possibilité d’avaler une seconde fois ses propres produits et de les éliminer une seconde fois : elle laisse ainsi des romans finir sous forme de pièces radiophoniques et tout un flux de chansons couler éternellement d’elle.

Nous sommes donc désormais soumis à ces livraisons et écoulements permanents. Car, ce que l’animal excrète nous est destiné. Cela est destiné à notre consommation permanente. Pour l’instant, nous avons vu

1. que nous nous tenons ingénument à la disposition de tout ce qui affirme n’être que "divertissement" et

2. qu’il n’y a plus rien qu’on ne puisse nous offrir comme "divertissement".

Ce qui a pour conséquence – et à vrai dire pour conséquence inéluctable – que nous devenons des êtres qui avalent tout et excrètent tout. Du fait qu’elle est lisse et passe bien, nous ne sentons plus la bouchée que nous avalons. Nous ne sentons d’ailleurs même plus que nous avalons. Puisque nous avalons de façon reflexe, nous achevons cette transformation en un clin d’œil. Les temps où ceux qui n’avaient rien à avaler étaient considérés comme de "pauvres diables" sont depuis longtemps révolus. Aujourd’hui, au contraire, les "pauvres diables" sont ceux qui ne peuvent opposer aucune résistance au gavage terroriste, ceux qui, à chaque bouchée qu’ils avalent, doivent également avaler le fait qu’on leur dérobe un peu de leur liberté. Qui ne consomme pas librement consomme de la non-liberté.

Application :

Ceux qui ont décidés à nous soumettre (dans notre cas ceux qui s’intéressent à la technique ou la technique elle-même en tant qu’elle s’intéresse à nous) souhaitent que les victimes qu’ils ont en vue soient aussi peu résistantes et aussi réceptives que possible. Puisque cette "élite au pouvoir" sait maintenant

1. que notre résistance n’est minimale et notre réception optimale que si l’on nous livre des divertissements.

2. qu’il n’y a pas de contenu en mesure de défendre, c'est-à-dire pas de contenu qui ne peut être transformé en matériau de divertissement et nous être servi ainsi, elle commence par camoufler en "divertissement" tout contenu qu’elle souhaite nous voir assimiler. Le "divertissement" est donc l’art à thèse du pouvoir. Il est même son art d’avant-garde à thèse (puisque, grâce à lui, les victimes prévues pour demain et après-demain sont soumises dès aujourd’hui et que la victoire est ainsi assurée avant la lettre). »

Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme

16:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.