28/03/2014
Derrière le Guichet
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« La barricade n’est plus aujourd’hui le grand instrument social et politique, le grand appareil de gouvernement ou de révolution, le grand appareil de discernement Ce n’est plus la barricade aujourd’hui qui discerne, qui sépare en deux le bon peuple de France, les populations du royaume. C’est un beaucoup plus petit appareil, mais infiniment plus répandu, surtout aujourd’hui, qu’on nomme le guichet. Quelques cadres de bois, plus ou moins mobiles, un grillage métallique, plus ou moins fixé, font tous les frais d’un guichet. C’est pourtant avec cela, c’est avec ce peu que l’on gouverne la France très bien. Format bon ordinaire. Au lieu qu’il fallait des tonneaux, et même des barriques, et si j’ai bonne mémoire des omnibus, presque des immeubles, pour faire une barricade. C’est même sans doute pour cette raison que finalement, c’est du moins une des raisons pour lesquelles vraisemblablement il est finalement venu au monde beaucoup plus de guichets qu’il n’y était jamais poussé de barricades.
C’est que c’était peut-être plus facile à faire. Il suffit d’avoir été soi-même acheter des timbres ou payer ses impôts, que nous nommons contributions, et de comprendre un peu, de savoir un peu lire ce que l’on fait, pour avoir soi-même découvert cette vérité de fait élémentaire. Nous n’avons plus aujourd’hui la barricade discriminante. Nous avons le guichet discriminant. Il y a celui qui est derrière le guichet, et celui qui est devant. Celui qui est assis derrière, et ceux qui sont debout devant, ceux qui défilent, devant, comme à la parade, en on ne sait quelle grotesque parade de servitude librement consentie. Là est la grande, la vraie séparation du peuple de France. Et c’est pour cela que les grands débats politiques de ces dernières années et de cette présente ne parviennent point à me passionner. [...]
Tous ces hommes, tous ces partis qui se battent ou qui font semblant de se battre, je les reconnais aisément pour ce qu’ils sont, je les connais depuis longtemps pour un grand, pour un immense, pour un seul parti. Tous ils appartiennent au même grand et unique parti, qui est le parti de ceux qui sont de l’autre côté du guichet, du bon côté, selon eux. Tous ils appartiennent au même grand et seul parti de la bureaucratie. Ceux qui y sont y tiennent. Ceux qui n’y sont plus ne demandent qu’une chose, qui est d’y revenir. Ceux qui n’y sont pas encore ne demandent qu’une chose, qui est d’y venir. [...]
Bureaucrates sur et contre quiconque est de la menue populace : électeurs, ou simplement inscrits, dans l’ordre politique. et, dans l’ordre économique, imposés, nommés contribuables, ouvriers en révolte ou ouvriers résignés, graine d’électeurs, graine de grévistes, et toujours graine de sacrifiés.
Ils se battent, entre eux, mais ils ne se battent que derrière le guichet. On ne se battra jamais à travers le guichet, parce qu’alors, ce serait sérieux. »
Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, De la situation faite au parti intellectuel, 6 octobre 1907
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