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02/03/2011

Ne confonds point l’amour avec le délire de la possession

=--=Publié dans la Catégorie "Citadelle : Saint-Exupéry"=--=

« Ne confonds point l’amour avec le délire de la possession, lequel apporte les pires souffrances. Car au contraire de l’opinion commune, l’amour ne fait point souffrir. Mais l’instinct de propriété fait souffrir, qui est le contraire de l’amour. Car d’aimer Dieu je m’en vais à pied sur la route boitant durement pour le porter d’abord aux autres hommes. Et je ne réduis point mon Dieu en esclavage. Et je suis nourri de ce qu’il donne à d’autres. Et je sais reconnaître ainsi celui qui aime véritablement à ce qu’il ne peut être lésé. Et celui-là qui meurt pour l’empire, l’empire ne le peut point léser. On peut parler de l’ingratitude de tel ou tel, mais qui te parlerait de l’ingratitude de l’empire ? L’empire est bâti de tes dons et quelle arithmétique sordide introduis-tu si tu te préoccupes d’un hommage rendu par lui ? Celui qui a donné sa vie au temple et s’est échangé contre le temple, celui-là aimait véritablement, mais sous quelle forme se pourrait-il sentir lésé par le temple ? L’amour véritable commence là où tu n’attends plus rien en retour. Et si se montre tellement important, pour enseigner à l’homme l’amour des hommes, l’exercice de la prière, c’est d’abord parce qu’il n’y est point répondu.

Votre amour est à base de haine car vous vous arrêtez dans la femme ou dans l’homme dont vous faites vos provisions et vous commencez de haïr, pareils à des chiens quand ils tournent autour de l’auge, quiconque lorgne votre repas. Vous appelez amour cet égoïsme du repas. A peine l’amour vous est-il accordé que là aussi, comme dans vos fausses amitiés, de ce don libre vous faites une servitude et un esclavage et commencez de la minute où on vous aime, à vous découvrir lésé. Et à infliger, pour mieux asservir, le spectacle de votre souffrance. Et certes vous souffrez. Et c’est cette souffrance même qui me déplaît. Et en quoi voulez-vous que je l’admire ?

Certes, j’ai marché, quand j’étais jeune, de long en large sur ma terrasse sous les étoiles brûlantes à cause de quelque esclave enfuie où je lisais ma guérison. J’eusse levé des armées pour la reconquérir. Et, pour la posséder, j’eusse jeté à ses pieds des provinces, mais Dieu m’est témoin que je n’ai point confondu le sens des choses et n’ai jamais qualifié amour, même s’il mettait en jeu ma vie, cette recherche de ma proie.

L’amitié je la reconnais à ce qu’elle ne peut être déçue, et je reconnais l’amour véritable à ce qu’il ne peut être lésé.

Si l’on vient te dire : "Rejette celle-là parce qu’elle te lèse...", écoute-les avec indulgence, mais ne change point ton comportement, car qui a le pouvoir de te léser ?
Et si l’on vient te dire : "Rejette-la, car tous tes soins sont inutiles...", écoute-les avec indulgence mais ne change point ton comportement, car tu as une fois choisi. Et si l’on peut te voler ce que tu reçois, qui détient le pouvoir de te voler ce que tu donnes ?
Et si l’on vient te dire : "Ici, tu as des dettes. Ici, tu n’en as point. Ici, on reconnaît tes dons. Ici, on les bafoue", bouche-toi les oreilles à l’arithmétique.

A tous tu répondras : "M’aimer, d’abord, c’est collaborer avec moi."

Ainsi du temple où seul l’ami entre, mais innombrable. »

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle

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