19/01/2012
La démocratisation de l’Europe est du même coup une organisation travaillant involontairement à l’élevage de tyrans
=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=
« Que l’on appelle "civilisation" ou "humanisation" ou "progrès" le trait pour lequel on cherche aujourd’hui à distinguer les Européens ; qu’on appelle simplement, sans éloge et sans blâme, d’une formule politique, le mouvement démocratique de l’Europe : derrière toutes ces caractéristique morales et politiques de surface, auxquelles renvoient de telles formules, s’accomplit un formidable processus physiologique qui ne cesse de s’amplifier, – le processus qui rend les Européens semblables, leur autonomie croissante à l’égard de tout milieu déterminé qui aimerait s’exprimer au fil des siècles dans l’âme et dans le corps sous forme d’exigences identiques, – donc la lente apparition d’une espèce d’homme essentiellement surpranationale et nomade qui, pour parler en termes physiologiques, possède pour trait distinctif typique un art et une faculté d’adaptation maximalisée. Ce processus propre à l’Européen en devenir peut voir son tempo ralenti par de grandes rechutes, mais peut-être gagnera-t-il et croîtra-t-il de ce fait en véhémence et en profondeur – le déchaînement et la poussée de "sentiment national" qui continuent de faire rage aujourd’hui entrent dans ce cadre, tout comme l’anarchisme qui commence à se lever – : ce processus entraînera vraisemblablement des résultats que ses promoteurs et apologistes naïfs, les apôtres des "idées modernes", pourraient bien ne pas escompter le moins du monde. Ces mêmes conditions nouvelles à la faveur desquelles se développera, en moyenne, une égalisation et une médiocratisation de l’homme – un homme animal de troupeau, utile, dur à la tâche, utilisable et compétent dans des domaines variés -, sont au plus haut degré propice à faire apparaitre des hommes d’exception possédant cette qualité d’être suprêmement dangereux et suprêmement attirants. Alors en effet que cette capacité d’adaptation, qui fait l’épreuve de conditions variant continuellement et commence un nouveau travail à chaque génération, presque à chaque décennie, ne rend absolument pas possible la puissance du type ; alors que ces Européens à venir donneront probablement l’impression générale d’ouvriers variés, volubiles, pauvres en volonté et offrant de larges possibilités d’utilisation, qui ont besoin du maître, de celui qui commande comme de leur pain quotidien : alors que, par conséquent, la démocratisation de l’Europe aboutira à la production d’un type préparé à l’esclavage au sens le plus subtil du terme : dans des cas particuliers et exceptionnels, l’homme fort deviendra nécessairement plus fort et plus riche qu’il ne l’a peut-être jamais été jusqu’à présent, – du fait de son éducation dénuée de préjugés, du fait de sa formidable diversité de pratique, d’art et de masque. Je voulais dire : la démocratisation de l’Europe est du même coup une organisation travaillant involontairement à l’élevage de tyrans, – à tous les sens du terme, y compris le plus spirituel. »
Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal
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