28/05/2012
Rien ne saurait cacher l’usure véloce
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« Comme toute l’organisation de la distribution des biens est liée à celle de la production et de l’État, on rogne sans gêne sur toute leur ration, de nourriture comme d’espace, en quantité et en qualité. Quoi que restant formellement des travailleurs et des consommateurs libres, ils ne peuvent s’adresser ailleurs, car c’est partout que l’on se moque d’eux.
Je ne tomberai pas dans l’erreur simplificatrice d’identifier entièrement la condition de ces salariés du premier rang à des formes antérieures d’oppression socio-économique. Tout d’abord parce que, si l’on met de côté leur surplus de fausse conscience et leur participation double ou triple à l’achat des pacotilles désolantes qui recouvrent la presque totalité du marché, on voit bien qu’ils ne font que partager la triste vie de la grande masse des salariés d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs dans l’intention naïve de faire perdre de vue cette enrageante trivialité que beaucoup assurent qu’ils se sentent gênés de vivre parmi les délices alors que le dénuement accable des peuples lointains. Une autre raison de ne pas les confondre avec les malheureux du passé, c’est que leur statut spécifique comporte en lui-même des traits indiscutablement modernes. Pour la première fois dans l’histoire, voilà des agents économiques hautement spécialisés qui, en dehors de leur travail, doivent faire tout eux-mêmes. Ils conduisent eux-mêmes leur voiture, et commencent à pomper eux-mêmes leur essence, ils font eux-mêmes leurs achats ou ce qu’ils appellent de la cuisine, ils se servent eux-mêmes dans les supermarchés comme dans ce qui a remplacé les wagons-restaurants. Sans doute leur qualification très indirectement productive a-t-elle été vite acquise, mais ensuite, quand ils ont fourni leur quotient horaire de ce travail spécialisé, il leur faut faire de leurs mains tout le reste. Notre époque n’en est pas encore venue à dépasser la famille, l’argent, la division du travail. Et pourtant, on peut dire que, pour ceux-là, déjà, la réalité effective s’en est presque entièrement dissoute dans la simple dépossession. Ceux qui n’avaient jamais eu de proie l’ont lâchée pour l’ombre.
Le caractère illusoire des richesses que prétend distribuer la société actuelle, s’il n’avait pas été reconnu en toutes les autres matières, serait suffisamment démontré par cette seule observation que c’est la première fois qu’une système de tyrannie entretient aussi mal ses familiers, ses experts, ses bouffons. Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie. Autrement dit, c’est la première fois que des pauvres croient faire partie d’une élite économique malgré l’évidence contraire.
Non seulement ils travaillent, ces malheureux spectateurs, mais personne ne travaille pour eux, et moins que personne les gens qu’ils paient, car leurs fournisseurs même se considèrent plutôt comme leurs contremaîtres, jugeant s’ils sont venus assez vaillamment au ramassage des ersatz qu’ils ont le devoir d’acheter. Rien ne saurait cacher l’usure véloce qui est intégrée dès la source, non seulement pour chaque objet matériel, mais jusque sur le plan juridique, dans leurs rares propriétés. De même qu’ils n’ont pas reçu d’héritage, ils n’en laisseront pas. »
Guy Debord, Texte extrait des premières minutes du film de Guy Debord et dit, en voix-off par lui, In girum imus nocte et consumimur igni
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (4) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Debord et Brasillach à quelques jours d'intervalle sur le même espace, c'est courageux en ces temps de diktats, d'amalgames imbéciles et d'inculture. Je suis "Incarnation" depuis que j'y ai découvert un espace de liberté authentique, cette liberté de lire, de penser et surtout de dire qui fait tellement peur à la bien-pensance médiatique. Depuis des années, je désespérais de rencontrer des lecteurs capables de dépasser les catégories réductrices pour faire sortir les livres et leurs auteurs des casernes idéologiques où une grande partie de la critique en cour veut les maintenir. J'espère sincèrement que les petits chefs adorateurs d'Anastasie (et surtout de sa cousine Autocensure) vous laisseront poursuivre sa rédaction.
Écrit par : Paglop77 | 28/05/2012
Alors là, cher ami, vos mots me font plaisir et, plus que ça, me touchent. Vraiment. Du fond du coeur merci...
Écrit par : nebo | 28/05/2012
Moi, cela ne m'étonne pas de Nebo. S'une part parcxe que c'est un esprit libre, comme il y en a peu. Et d'autre part, parce qu'il n'y a jamais aucune contradiction fondamentale entre les extraits et les auteurs qu'il cite. Nebo a compris que dans une période d'éclatement, il y a des pépites d'or partout.
Écrit par : Cougar | 28/05/2012
"dans une période d'éclatement, il y a des pépites d'or partout."
Voilà qui est très bien résumé... encore une fois merci...
Écrit par : Nebo | 28/05/2012
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