10/07/2013
Le Juif lève la tète, et il continue de vivre
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« Qu’il est loin, qu’il est perdu, ce petit village des Carpathes ! Et pourtant la vie qu’on y mène, est-elle au fond bien différente de celle qu’on mène partout ailleurs dans le monde ? Le Hongrois fouille la terre, abat les arbres dans la forêt, mène paître ses troupeaux ; le Tzigane bat le fer quand ça lui chante, vole en toute saison et racle du violon ; et le Juif prie, fait ses affaires et se sert des uns et des autres. Qui fournirait au Tzigane de vieux fers pour les chevaux ? Qui achèterait au paysan son blé, ses volailles et ses œufs ? Qui lui prêterait de l’argent ? Qui l’enivrerait le dimanche ? Qui serait l’esprit, la parole, l’avocat, le médecin, l’usurier, le cabaretier de tout ce monde ? Qui serait sa providence, sa morale, son vice, son bon et son mauvais génie ? En vérité, c’est Dieu lui-même qui a donné le Juif au village pour sa perte ou son salut. Ce maigre personnage en caftan, à la barbe jamais coupée, aux longues papillottes qui tire-bouchonnent le long des joues, c’est la forme bizarre qu’a prise ici la civilisation ; c’est sous cet habit sordide qu’elle dissimule ses nouveautés, ses tentations, ses roueries. Qui l’aurait cru ? Ce petit Moïse, ce petit Salomon que l’on a tant rossé quand il était petit, le voici avec l’âge devenu un personnage. On l’écoute, on suit ses conseils. Il est presque un objet d’orgueil ! "Notre village a vingt Juifs ! - Oui ; mais le nôtre en a trente ! Mais nos Juifs ont des maisons avec des tuiles rouges !..." Ainsi parle le Hongrois. Seulement, qu’un accident survienne, le puits a été empoisonné, un bois a pris feu aux environs, une épidémie s’est abattue sur le bétail, quelque chose enfin de fâcheux, d’inexpliqué, s’est-il produit dans le village ? Il faut bien trouver un coupable ! Qui a empoisonné le puits ? Qui a allumé le feu ? Qui a jeté un sort sur les bêtes ? On soupçonne bien le Tzigane, mais c’est le Juif qu’on accuse. On ne devient pas riche ainsi, on n’a pas tant d’esprit, tant de finesse, tant de tours dans sa poche, sans quelque pacte avec le diable. Il n’en est pas, le vilain Juif, à sa première trahison ! Injures et coups pleuvent sur lui, mais sans l’atteindre profondément, car il a trop le mépris du paysan qui le frappe, il se juge trop supérieur pour être seulement humilié. Il sourit, courbe l’échine ; l’orage passe, l’herbe se redresse : le Juif aussi lève la tète, et il continue de vivre. »
Jerôme et Jean Tharaud, L’ombre de la Croix
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