Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/09/2013

Dedans la Bouche des Femmes

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Le premier cigare que je vis, car, dans une existence, il faut bien que ce jour ait lieu, c’était dans la bouche de mon père, pour une fête. Chez lui, le quotidien supposait le tabac gris roulé en craquant dans une feuille Riz-la-Croix ; le dimanche, il fumait des cigarettes papier maïs qui n’en finissaient pas de s’éteindre et qu’il fallait sans cesse rallumer dans des nuages âcres ; l’exceptionnel, quant à lui, appelait le cigarillo, peu coûteux, ou le cigare, mais vraiment lors des occasions somptueuses. Or, dans l’armoire à linge dont le tiroir du bas recelait des souvenirs de famille — antiques photographies et boucle de mes cheveux à l’époque bénie de ma blondeur —, il y avait une boîte en carton, rouge — je sais que ce fabricant, dont je tairai le nom par charité, vend aussi sa marchandise dans un emboîtage vert —, où se délitaient deux ou trois cigares plus secs qu’après un siècle de désert.

Bien évidemment j’avais goûté le tabac gris en volant une bouffée aspirée au mégot abandonné de mon père ; de même, j’avais subtilisé des gitanes fumées au lavoir de mon village, en attendant, entre deux quintes de toux, le passage d’une jolie Parisienne en vacances. Ignorant que ces cigares renvoyaient à une date mémorable, j’en avais prélevé un que, sans les précautions d’usage, j’avais fumé jusqu’à la moelle, ne reculant pas devant les inhalations dignes d’un citadin en vacances heureux et fier d’atteindre le sommet d’une montagne. Pâlissant, verdissant, vomissant, j’avais conclu à la nécessité d’être adulte pour avoir droit à ces combustions si viriles… Je sus plus tard que le fatal objet provenait des reliefs du repas de mariage de mes parents. Donc, une relique à tous points de vue…

Le temps passa, et l’on m’initia, dans un restaurant de Bordeaux, où j’étais venu préfacer le catalogue d’une exposition d’art contemporain. J’avais une trentaine d’années. La nuit fut brumeuse, épaisse, lourde, chargée, animée de songes bruns. Une autre fois, ce fut un ami — je le croyais tel, et il traversa mon existence en comète, avant de percuter gravement ma lucidité — qui leva mes réticences. Je n’y voyais qu’une occasion d’élargir mes plaisirs, de les diversifier, d’agrandir l’espace des possibles voluptueux. J’ignorais alors qu’il me faudrait côtoyer la tribu de ceux qui fument le cigare moins par hédonisme bien compris que par désir de signer une appartenance sociale — celle des décideurs du sort des autres qui brûle son module avec la même désinvolture et la même jubilation que s’il s’agissait du Décalogue.

J’en vins, après avoir tué le père, et réussi à fumer des cigares plus dignes de ce nom que ceux de son mariage — réjouissez-vous, psychanalystes —, à découvrir et isoler mes modules de prédilection — lanceros de cohiba et especial n° 2 de Montecristo. De sorte que, seul, dans mes nuits d’insomnie, un armagnac à la main, lisant de la poésie, écoutant Scarlatti ou le Padre Soler, je déguste mon cigare en solipsiste, en moine hédoniste, méditant au rythme du temps consumé. Par ailleurs, lorsque je doit être à Paris, j’ai plaisir à finir ma soirée ou à entamer ma nuit à la Maison du Havane où j’accompagne mon cigare d’un cocktail cubain qui repousse les limites du petit matin.

C’est dans ce lieu que mon inconscient m’a rattrapé, comme un lièvre qui double son ombre, par le refus mental d’un cigare à la bouche d’une femme. Elle avait une quarantaine d’années, connaissait le cœur de l’homme à ses côtés, car elle arborait ses bijoux, elle était maquillée comme Baudelaire aurait aimé qu’on le fût et comme je l’aimais, elle riait, entre deux bouffées. Elle était belle, mais son gros module entre les lèvres me semblait obscène, inconvenant, malvenu. Du moins, difficilement justifiable en public.

Et puis la honte s’abattit sur moi, comme lorsqu’une fraction de seconde, un infime moment, mais qui confine toujours à l’éternité tant il nous salit, on se retrouve avec une réaction épidermique du côté des misogynes, des racistes, des sexistes, des machistes, et de tous ceux qui jubilent de la pulsion de mort qui les sature et déborde. En thuriféraire d’une genre d’apartheid fumeux, j’étais dans la peau d’un homme qui imaginait le cigare réservé aux hommes, interdit aux femmes. De quoi élargir plus encore le sourire du psychanalyste…

Après ce travail de l’instinct animal, dès l’épiderme de la bête sollicité, loin derrière la réaction viscérale et le tropisme inconscient, j’ai désiré la raison et le jugement, bien sûr, pour tâcher de comprendre. L’équation cigare-masculin, signe tribal et volupté homosexuelle — au sens étymologique et large —, voilà qui devait triompher ? Je n’avais aucunement l’intention de consentir à ces clichés. Alors ? Alors il faut bien demander à la psychanalyse de quoi fouiller les entrailles et le ventre des parts maudites en chacun pour tâcher d’y voir un peu plus clair. Jubilez, freudiens !

Nul besoin d’être grand clerc pour constater que le cigare concerne vivement et directement les plaisirs de la zone buccale dont Freud raconte le détail. Or, une femme qui fait la demande d’un cigare pour apprendre à le fumer s’entendra presque toujours rétorquer que les panatellas lui conviendront à ravir : en face du désir féminin d’accéder au monde du havane, les hommes ne consentent, a priori, qu’aux formes les plus fines, les plus courtes et les moins complexes. Peut-on plus clairement entraver un désir et contrecarrer, voire refréner la volonté de plaisir manifestée alors par les femmes ? Parvient-on mieux à mettre en évidence le souci castrateur masculin devant la demande féminine d’ouvrir un continent voluptueux ? Faut-il conclure, en analyste effectuant d’instructifs glissements, que devant l’aspiration féminine à découvrir des voluptés qu’elle ignore, il faut répondre virilement en limitant au maximum le volume de l’objet convoité ?

Le cigare comme phallus, donc. Vraisemblablement phallus de substitution, occasion de sublimation, telle que l’entend la psychanalyse — dérivation sur une pratique socialement acceptable de pulsions qui, sinon, sur le même terrain, relèvent de l’inacceptable. Va pour l’oralité des femmes quand elle suppose le goût pris à la parole, mais méfiance, sinon interdiction, dès que l’alcool — au-delà des liqueurs — ou autre chose que la cigarette — pipe ou cigare — fait l’objet d’investissements nettement revendiqués ! Allons pour les petits cigares, les cigarillos, les modules courts et fins, mais qu’elles ne s’avisent pas de désirer des churchills ou des lonsdales…

Dedans la bouche d’une femme, le gros cigare paraît obscène ou insupportable pour la référence aux sublimations de l’hédonisme oral, mais aussi parce qu’il montre une femme active, décidant et voulant la consumation. Elle ne subit pas, mais choisit. Entre ses lèvres, le cigare devient pur objet de volupté, elle objective et chosifie le phallus masculin — de quoi susciter la résistance masculine des inconscients les mieux trempés. S’emparant volontairement et délibérément d’un cigare, la femme lui impose ses rythmes, ses cadences, ses aspirations, ses succions. Là où les hommes célèbrent leur homosexualité tribale utile pour faire le monde comme il va, les femmes montrent une triple volonté de domination, de puissance et d’ascendant non dissimulé sur le réel. Dès lors, comment ne pas effrayer les hommes ?

De quoi relèverait donc la réaction épidermique qui associe d’évidence le cigare et le monde masculin ? D’une ancestrale crainte de castration parente du vagin denté cher au cœur des surréalistes. Dans la bouche des femmes, tout comme dans leur ventre, les hommes craignent depuis toujours de perdre leur identité, leur forme, leur intégrité. Ont-ils d’ailleurs tellement tort ? Je ne sais. Toujours est-il que, réconcilié avec moi-même, moins craintif et peureux de ces ombres qui m’avaient naguère surpris à la vue du cigare de cette passante que j’eusse aimée, je me suis immédiatement surpris à désirer ces femmes-là, celles qui revendiquent l’action, le pouvoir, la puissance, l’empire sur le réel, pour qu’enfin, à égalité, nous puissions combattre, comme le supposent les jeux amoureux, la séduction et la passion, l’érotisme et le désir, afin de découvrir, ensemble, le plaisir des existences incandescentes. »

Michel Onfray, Dedans la Bouche des Femmes, in L'Archipel des Comètes

19:41 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.