01/10/2013
Crapauds et hérissons...
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« C'était une ancienne voiture officielle d'un quelconque ministère transformée en taxi - une limousine noire en forme de soucoupe volante, de marque Tatra, fabriquée en Tchécoslovaquie - avec une vitre de séparation entre le conducteur et la banquette arrière au cuir patiné par les pantalons de plusieurs générations de hauts fonctionnaires et d'apparatchiks. Mais nous avions appris qu'elle servait moins souvent de taxi, faute de clientèle, que de corbillard : un mécanisme très visible et inquiétant permettait au siège du passager avant de se rabattre, dégageant ainsi l'espace où glisser le cercueil à la place du mort, comme disent les automobilistes. Un crucifix érigé sur le tableau de bord, plusieurs images de Saintes Vierges collées sur le pare-brise, un chapelet pendu au rétroviseur, une petite flamme électrique comme dans les cimetières, branchée sur l'allume-cigares, et la tenue sombre du chauffeur avec sa cravate noire lustrée complétaient l'ambiance de chapelle ardente sur roues. La route n'avait aucun éclairage, aucun marquage, et le ciel était d'encre. Par endroits, le brouillard tendait des nappes horizontales blanchâtres qui séparaient le monde en deux, à mi-hauteur des vitres : alors, il n'y avait plus de ciel et il fallait baisser la tête. L'automobile roulait lentement, perçant les ténèbres du faible faisceau de ses phares, mais nous ne savions pas si c'était par prudence ou pour prendre le temps d'écraser méthodiquement sous le pneu avant gauche les gros crapauds et les hérissons que notre allure très ralentie eût permie d'épargner. Le chauffeur-croque-mort n'était guidé que par ces balises : la voiture progressait en zigzaguant d'un bord à l'autre de la route selon le tracé que lui indiquaient ses victimes, et peut-être était-ce une façon de suivre ce chemin - notre route - qui était pour ces animaux un no man's land à franchir, à moins que ce jeu morbide d'enfant cruel ait eu pour cible ces charmantes bestioles parce qu'elles sont considérées dans ces régions comme nuisibles, ou entrant dans la composition des potions de sorcières, et pour satisfaire une obscure superstition ! Parfois nous pouvions voir les yeux ronds du chauffeur-croque-mort, comme bordés d'un trait de Rimmel noir, qui nous observaient dans le rétroviseur où se balançait le chapelet, épiant nos réactions ou guettant notre appréciation sur les misérables succès de son acharnement, et le trajet devenait interminable. »
Alain Fleischer, Les trapézistes et le rat
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