01/11/2013
Ainsi j’éprouve toujours une sorte d’effroi quand je dois découvrir à quelqu’un le plus intime de moi-même.
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« Kleist a reconnu de façon émouvante dans une lettre cette incapacité de parler, l’existence de ce sceau sur ses lèvres. "Il manque aux hommes, écrit-il, un moyen d’expression. La parole, le seul que nous connaissions, ne convient pas ; elle ne saurait peindre l’âme, elle n’en donne que des lambeaux. Ainsi j’éprouve toujours une sorte d’effroi quand je dois découvrir à quelqu’un le plus intime de moi-même." Il restait donc muet, non par inertie ou paresse, mais par un sentiment de pudeur excessif, et ce silence méditatif, morne et lourd qu’il gardait pendant des heures au milieu de ses compagnons était la seule chose en lui qui, outre son air absent, frappât les hommes. Quand il prenait la parole, il lui arrivait de s’arrêter soudain et de regarder fixement devant lui (toujours dans les profondeurs du gouffre invisible) ; Wieland raconte qu’à table il marmottait souvent entre ses dents avec lui-même, ayant l’air d’un homme qui se croit seul, dont les pensées sont ailleurs. Il ne savait pas être naturel dans la conversation, son mépris des conventions, son manque de courtoisie étaient tels que tandis que les uns soupçonnaient avec malaise "quelque chose de sombre et d’étrange" dans cet hôte de pierre, les autres étaient révoltés par sa causticité, son cynisme, sa brutale franchise, quand, irrité par son propre silence, il lui arrivait de sortir violemment de lui-même. Autour de lui ne soufflait pas la douce brise d’une agréable causerie, de sa parole, de son être n’émanait aucun rayonnement de sympathie. Celle qui, de tous, le comprenait le mieux, Rahel Varnhagen, a dit fort justement que "son ambiance était sévère". Elle-même, qui s’entendait si bien à décrire et à raconter, ne le montre que du dedans, elle ne nous donne que son atmosphère, non son portrait physique. Il reste donc, pour nous, l’invisible, "l’inexprimable". »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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