13/11/2013
Parce que désormais, ils sont habitués au froid !
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« A ce moment, en un point où la forêt était plus dense et plus profonde et où une piste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu’au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin. Quand nous passâmes devant lui, Schulz porta la main à son képi, comme pour le saluer et le remercier, puis dit :
-- En voila un autre qui voudrait aller dans le Caucase ! et se mit à rire en se renversant sur le dossier de son siège. Au bout d’un autre segment de route, à un autre croisement de piste, voici qu’à grande distance, un autre soldat apparu, également enfoncé dans la neige, le bras droit tendu pour nous montrer le chemin.
-- Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables dis-je.
Schulz se retourna pour me regarder :
-- Il n’y a pas de danger qu’ils meurent de froid ! dit-il.
Et il riait. Je lui demandais pourquoi il pensait que ces pauvres bougres n’étaient pas en danger de mourir gelés.
-- Parce que désormais, ils sont habitués au froid ! me répondit Schulz et il riait en me tapant sur l’épaule. Il arrêta la voiture et se tourna vers moi en souriant :
-- Vous voulez le voir de prés ? Vous pourrez lui demander s’il a froid.
Nous descendîmes de voiture et nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C’était un soldat Russe mort.
C’est notre police des voies et communications, dit Schulz. Nous l’appelons la "police silencieuse".
-- Êtes vous bien sûr qu’il ne parle pas ?
-- Qu’il ne parle pas ? Ach so ! Essayez de l’interroger.
-- Il vaudrait mieux que je n’essaie pas. Je suis sûr qu’il me répondrait, dis-je.
-- Ach sehr amusant, s’écria Schulz en riant.
-- Ja, sehr amusant, nicht wahr ?
Puis j’ajoutais d’un air indifférent :
-- Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?
-- Vivants, naturellement, répondit Schulz.
-- Ensuite, ils meurent de froid naturellement ? dis-je alors.
-- Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là. Et Schulz me montra un caillot de sang, un grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.
-- Ach so ! sehr amusant. -- Sehr amusant, nicht wahr ? dit Schulz ; Puis il ajouta en riant : "il faut tout de même bien que les prisonniers Russes servent à quelque chose !" »
Curzio Malaparte, Kaputt
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