25/12/2013
Il me plaisait de concevoir un peuple gouverné par des bègues et des sourds, et autres joyeux paradoxes
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« Notre équipe se renouvelait peu à peu par l'arrivée de recrues plus jeunes. Parmi lesquelles il se trouva un bègue, bon et brave soldat, qui chantait très bien et sans bégayer, mais qui avait les idées d'un bègue. La peine qu'il avait à pousser ses opinions le détournait de les changer. Je compris alors quelque chose de l'orateur, et je me rappelai que, même dans Jaurès, j'avais surpris quelques mouvements d'un bègue supérieur, qui soulèverait ses phrases comme des montagnes. L'explosion fait persuasion. Je l'observai très bien chez mon bègue, qui transformait les lieux communs en projectiles.
Ainsi, dans nos entretiens assez libres, il ramenait tout le dogmatisme, par les accents impérieux de l'extrême timidité. Par exemple il soutenait, et toujours colériquement, que tout est guerre, que la lutte pour le salaire est guerre, que toute rivalité est guerre, et qu'ainsi la guerre sera toujours. J'avais dénoué cent fois ce sophisme, en montrant que le ressort des guerres n'était pas tant l'intérêt que l'honneur ; chose bien aisée à comprendre pour des hommes qui présentement risquaient tout, avec une faible chance de gagner, et de gagner fort peu. Mais jamais je ne pus embarrasser ce bègue ; il avait bien assez de difficultés avec ses organes parleurs ; et même, comme il répétait fortement les mêmes choses, il persuadait les autres comme à coups de marteau. Le bègue régnerait donc sur les pensées.
Le sourd a le même genre de puissance. Il me plaisait de concevoir un peuple gouverné par des bègues et des sourds, et autres joyeux paradoxes. J'avais écrit, selon ce mouvement satirique, un ouvrage qui a pour titre « Le Roi Pot », et qui est resté inachevé ; j'y ajoutai en ce temps-là quelques chapitres. Je suis doué à miracle pour ce genre de plaisanterie énorme et fondé sur une idée juste. Malheureusement, parmi les qualités de l'homme de lettres, il m'en manque une, qui est l'ambition. Je suis aisément content, je fais mon métier, et j'écris les réflexions de mon métier ; ma pointe de fantaisie les sauve, et je me trouve homme de lettres sans l'avoir voulu. »
Alain, Souvenirs de guerre
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