12/02/2014
Un peuple ne peut pas rester sur une injure, subie, exercée, sur un crime, aussi solennellement, aussi définitivement endossé
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« Qu’est-ce que nous disions en effet. Les autres disaient : Un peuple, tout un peuple est un énorme assemblage des intérêts, des droits les plus légitimes. Les plus sacrés. Des milliers, des millions de vies en dépendent, dans le présent, dans le passé, (dans le futur), des milliers, des millions, des centaines de millions de vies, le constituent, dans le présent, dans le passé, (dans le futur), (des millions de mémoires), et par le jeu de l’histoire, par le dépôt de l’histoire la garde d’intérêts incalculables. De droits légitimes, sacrés, incalculables. Tout un peuple d’hommes, tout un peuple de familles ; tout un peuple de droits, tout un peuple d’intérêts, légitimes ; tout un peuple de vies ; toute une race ; tout un peuple de mémoires ; toute l’histoire, toute la montée, toute la poussée, tout le passé, tout le futur, toute la promesse d’un peuple et d’une race ; tout ce qui est inestimable, incalculable, d’un prix infini, parce que ça ne se fait qu’une fois, parce que ça ne s’obtient qu’une fois, parce que ça ne se recommencera jamais ; parce que c’est une réussite, unique ; un peuple, et notamment nommément ce peuple-ci, qui est d’un prix unique ; ce vieux peuple ; un peuple n’a pas le droit, et le premier devoir, le devoir étroit d’un peuple est de ne pas exposer tout cela, de ne pas s’exposer pour un homme, quel qu’il soit, quelque légitimes que soient ses intérêts ou ses droits. Quelque sacrés même. Un peuple n’a jamais le droit. On ne perd point une cité, un cité ne se perd point pour un (seul) citoyen. C’était le langage même et du véritable civisme et de sagesse, c’était la sagesse même, la sagesse antique. C’était le langage de la raison. À ce point de vue il était évident que Dreyfus devait se dévouer pour la France ; non pas seulement pour le repos de la France mais pour le salut même de la France, qu’il exposait. Et s’il ne voulait pas se dévouer lui-même, dans le besoin on devait le dévouer. Et nous que disions-nous. Nous disions une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d’honneur, à déshonorer tout un peuple. C’est un point de gangrène, qui corrompt tout le corps. Ce que nous défendons, ce n’est pas seulement notre honneur. Ce n’est pas seulement l’honneur de tout notre peuple, dans le présent, c’est l’honneur historique de notre peuple, tout l’honneur historique de toute notre race, l’honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants. Et plus nous avons de passé, plus nous avons de mémoire, (plus ainsi, comme vous le dites, nous avons de responsabilité), plus ainsi aussi ici nous devons la défendre ainsi. Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur. Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu. C’était la règle et l’honneur et la poussée cornélienne, la vieille poussée cornélienne. C’était la règle et l’honneur et la poussée chrétienne. Une seule tache entache toute une famille. Elle entache aussi tout un peuple. Un seul point marque l’honneur de toute une famille. Un seul point marque aussi l’honneur de tout un peuple. Un peuple ne peut pas rester sur une injure, subie, exercée, sur un crime, aussi solennellement, aussi définitivement endossé. L’honneur d’un peuple est d’un seul tenant. »
Charles Péguy, Notre Jeunesse
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