31/03/2014
Il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand-mère
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la détresse de l’âme était celui, qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identique, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée ; le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si eu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable, où pour la première fois depuis les Champs-Elysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recrée par notre pensée (sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grands poètes épiques) ; et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus d’une année après son enterrement –que je venais d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souvent parlé d’elle depuis ce moment-là, et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste, et cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand-mère, parce que, dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne contenais en moi qu’à l’était virtuel le souvenir de ce qu’elle avait été. A n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ces richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles qu’ils s’agisse d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination, et pour moi par exemple, tout autant que de l’ancien nom de Guermantes, de celles combien plus graves, du souvenir vrai de ma grand-mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est dans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tout cas si elles restent en nous, c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour le même pouvoir d’expulser ce qui est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. Or comme celui que je venais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis ce soir lointain où ma grand-mère m’avait déshabillé à mon arrivée à Balbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journée actuelle que ce moi ignorait, mais – comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles – sans solution de continuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois, que j’adhérai à la minute où ma grand-mère s’était penchée vers moi. Le moi que j’étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu’il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit. Je n’étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand-mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j’aurais eu à me figurer, quand j’étais tel ou tel de ceux qui s’étaient succédé en moi depuis quelque temps, autant de difficulté que maintenant il m’eût fallu d’efforts, stériles d’ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l’un de ceux que, pour un temps du moins, je n’étais plus. Je me rappelais comme, une heure avant le moment où ma grand-mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines, errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais dans le besoin que j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallut encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que le découvrir parce que je venais, en la sentant pour la première fois vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre et je m’exerçais à subir la souffrance de cette contradiction : d’une part, une existence, une tendresse, survivantes en moi telles que je les avais connues, c’est à dire faites pour moi, un amour où tout trouvait tellement en moi son complément, son but, sa constante direction, que le génie des grands hommes, tous les génies qui avaient pu exister depuis le commencement du monde n’eussent pas valu pour ma grand-mère un seul de mes défauts ; et d’autre part, aussitôt que j’avais revécu, comme présente, cette félicité, la sentir traversée par la certitude, s’élançant comme une douleur physique à répétition, d’un néant qui avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait de ma grand-mère, au moment où je la retrouvais comme dans un miroir, une simple étrangère qu’un hasard a fait passer quelques années auprès de moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais pour qui, avant et âpres, je n’étais rien, je ne serais rien. »
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
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