13/04/2014
Ils n’avaient pas de paupières
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« Tout à coup je m’aperçus avec horreur qu’ils n’avaient pas de paupières. J’avais déjà vu des soldats sans paupières, sous le hall de la gare de Minsk, quelques jours plus tôt, à mon retour de Smolensk. Le froid terrible cet hiver-là avait produit les cas les plus étranges. Des milliers et des milliers de soldats avaient perdu les membres; le gel avait fait tomber par milliers et par milliers des oreilles, des nez, des doigts, des organes génitaux. Beaucoup avaient perdu tous leurs cheveux. On avait vu des soldats devenir chauves en une nuit, d’autres perdre leurs cheveux par plaque, comme des teigneux. Beaucoup avaient perdu les paupières. Brûlée par le froid, la paupière se détachait comme un morceau de peau morte. J’observais avec horreur, à Varsovie, les yeux de ces pauvres soldats du Café Europeiski, cette pupille qui se dilatait et se resserrait au milieu d’un œil écarquillé et fixe, dans un vain effort fait pour éviter la lumière. Je pensais que ces malheureux dormaient les yeux grands ouverts dans le noir, que leur paupière était la nuit, que c’était, les yeux écarquillés et fixes, qu’ils traversaient le jour pour s’en venir à la rencontre de la nuit; qu’ils s’asseyaient au soleil en attendant que l’ombre nocturne descendît sur leurs yeux comme une paupière, que leur destin, c’était la folie, que, seule, la folie donnerait un peu d’ombre à leurs yeux sans paupières. »
Curzio Malaparte, Kaputt
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