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02/05/2014

Les yeux d’une aveugle qui tâtonnerait dans le paradis...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Il y avait surtout les yeux, des yeux immenses, illimités, dont personne n’avait jamais pu faire le tour. Bleus, sans doute, comme il convenait, mais d’un bleu occulte, extra-terrestre, que la convoitise, au télescope d’écailles, avait absurdement réputés gris clair. Or, c’était toute une palette de ciels inconnus, même en Occident, et jusque sous les pattes glacées de l’Ourse polaire où, du moins, ne sévit pas l’ignoble intensité d’azur perruquier des ciels d’Orient.
Suivant les divers états de son âme, les yeux de l’incroyable fille, partant, quelquefois, d’une sorte de bleu consterné d’iris lactescent, éclataient, une minute, du cobalt pur des illusions généreuses, s’injectaient passionnément d’écarlate, de rouge de cuivre, de points d’or, passaient ensuite au réséda de l’espérance, pour s’atténuer aussitôt dans une résignation de gris lavande, et s’éteindre enfin, tout de bon, dans l’ardoise de la sécurité.
Mais le plus touchant, c’était, aux heures de l’extase sans frémissement, de l’inagitation absolue familière aux contemplatifs, un crépuscule de lune diamanté de pleurs, inexprimable et divin, qui se levait tout à coup, au fond de ces yeux étrangers, et dont nulle chimie de peinturier n’eût été capable de fixer la plus lointaine impression. Un double gouffre pâle et translucide, une insurrection de clartés dans les profondeurs par-dessous les ondes, moirées d’oubli, d’un recueillement inaccessible !…
Un aliéniste, un profanateur de sépultures, une brute humaine quelconque qui, prenant de force à deux mains la tête de Véronique, en de certains instants, aurait ainsi voulu la contraindre à le regarder, eût été stupéfait, jusqu’à l’effroi, de l’inattention infinie de ce paysage simultané de ciel et de mer qu’il aurait découvert en place de regard, et il en eût emporté l’obsession dans son âme épaisse. — Ce sont, disait Marchenoir, les yeux d’une aveugle qui tâtonnerait dans le paradis...
Il avait fallu ces yeux inouïs, faits comme des lacs, et qui paraissaient s’agrandir chaque jour, pour excuser l’absence paradoxale, à peu près complète, du front, admirablement évasé du côté des tempes, mais inondé, presque jusqu’aux sourcils, par le débordement de la chevelure. Autrefois, du temps de la Ventouse, cette toison sublime, qui aurait pu, semblait-il, défrayer cinquante couchers de soleil, surplombait immédiatement les yeux, de sa lourde masse, et c’était à rendre fou furieux de voir le conflit de ces éléments. Un incendie sur le Pacifique !... »

Léon Bloy, Le désespéré

 

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