01/06/2014
Aucune autre époque ne s'est voulue aussi tolérante et ouverte, enchantée d'elle-même
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« "Les optimistes, disait Bernanos, sont des imbéciles heureux, et les pessimistes, des imbéciles malheureux." À peine me suis-je fait à moi-même le serment de ne plus jamais céder à la seconde imbécillité que me parviennent du front de la culture - c'est-à-dire des collèges et des lycées - des informations dont on diminuerait considérablement l'horreur en les qualifiant d'alarmantes. Je savais qu'un nouvel exercice faisait fureur dans les classes de français : l'écriture d'invention. Mais j'aurais été bien en peine de dire de quoi il retournait exactement. Cette ignorance vient d'être comblée par la lettre d'une enseignante qui, comme tant d'autres, doit lutter pied à pied contre l'institution et ses directives pour faire dignement son métier.
Soit la première scène de l'acte V d'Andromaque. Hermione vient d'ordonner à Oreste (qui l'aime) d'assassiner Pyrrhus (qui la dédaigne). Sa passion la divise, son âme est le théâtre d'un combat déchirant entre la jalousie qui confirme la décision qu'elle vient de prendre et la douleur qui voudrait l'annuler. Deux images également insupportables l'assaillent : celle de Pyrrhus gisant et celle de Pyrrhus indifférent. Sous le titre "Écriture-expression orale", le manuel de seconde édité par Hachette Éducation propose l'exercice suivant : "Transposez la situation dans le monde contemporain et réécrivez en prose, à la première personne, la monologue d'Hermione. Tout en conservant les matériaux du personnage, vous pouvez, si vous le souhaitez, recourir à la tonalité comique et à un registre de langue peu soutenue (Des textes à L'oeuvre. Français, seconde, Livre du professeur, Hachette Éducation, 2000, p. 67.)." Et le livre du maître fournit, en guise d'exemple, à tous les professeurs, un devoir d'élève (après corrections) qu'il vaut la peine de lire en parallèle avec le poème racinien.
Hermione : "Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?"
La copie exemplaire : "Où j'en suis, moi ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Pourquoi je déprime comme ça ? Qu'est ce que je vais bien pouvoir faire ? je traîne en jogging devant la télé, même pas maquillée en plus. Je l'aime ou je lui en veux vraiment ?"
Hermione :"Le cruel ! de quel oeil il m'a congédiée !
Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée !
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ? Et pour comble d'ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui ?
Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ?"
Le devoir exemplaire : "Le salaud, comme il m'a jetée ! Il n'a même pas fait style de me regretter un peu... Il n'a même pas rougi quand il m'a avoué qu'il me lâchait pour un mec ! Pas la moindre honte. Rien à faire, tranquille... et moi, je suis encore accro !"
Hermione : "Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que toujours faible et d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisque enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir..."
La copie exemplaire : "Non, plus moyen de changer d'avis sans passer pour une conne... Puisqu'il se la joue tapette, il va le regretter... je préviens la patronne... Il croit que quand j'aurai fini ma déprime, je serai comme avant, je dirai pas qu'il pique dans la caisse et qu'il va coiffer la mère Pluduc chez elle, ça fait de la clientèle en moins pour le salon, sale con... Il se fout de tout, c'est le bonheur, ça roucoule, si c'est pas une honte et que les autres crèvent, il va voir... Il m'a pas laissé le choix, Polo va le dérouiller, il saura que c'est moi, "petite coiffeuse frustrée" qu'il m'a dit, tout ça parce que l'autre chiffe est comptable, un intello autant dire... Bon, j'appelle la patronne... Crève, connard !"
Au XIXème siècle, les grands textes de la littérature étaient pour les élèves des modèles à imiter. Comme le rappelle Gérard Genette, l'étude des oeuvres se prolongeait tout naturellement en un apprentissage de l'art d'écrire. Au siècle suivant, la littérature cesse d'être un modèle pour devenir un objet. Les élèves ne doivent plus rédiger des fables ou des portraits, mais des dissertations portant sur La Fontaine ou sur La Bruyère. Le XXIe siècle rompt avec ce ronron : voué à la tâche exaltante de déscolariser l'école, il fait entrer l'enseignement littéraire dans l'âge de la désublimation et de la compression temporelle. La nouvelle inventio en effet, ne consiste nullement à rapprocher l'élève des oeuvres, mais, bien au contraire, à dépouiller celles-ci de leur étrangeté, à les actualiser, à les rapprocher de la vie jusqu'à les rendre télécompatibles. Ainsi se défait le lien patiemment tissé par la littérature entre le sentiment éprouvé et les mots qu'il exprime : tout doit pouvoir être dit dans n'importe quel idiome.
Cet exercice n'a rien à voir non plus avec le renversement carnavalesque du style élevé en style populaire. Pour le brut, le salace et le fat aujourd'hui, tel qu'en lui même enfin l'école l'accueille et le titularise, il n'y a ni style haut ni style bas : il, y a un style moi, moderne, nature, droit au but, qui transcende les différences de classe comme de sexe et qui est parlé par les jeunes, c'est-à-dire par tout un chacun. Au centre du système éducatif trône l'élève et, au centre du monde comme au sommet du temps, une humanité adolescente, libérée de la forme et si fière d'en avoir fini avec les tabous sexuels comme avec la négation petite-bourgeoise de l'altérité qu'elle fait de Pyrrhus un garçon coiffeur gay, pour pimenter la fureur d'Hermione. Aucune autre époque de l'Histoire ne s'est voulue aussi tolérante et ouverte. Aucune n'a été aussi enchantée d'elle-même. Pour faire place à la littérature, c'est-à-dire à l'art de sortir de soi, il lui manque ce temps du verbe : l'imparfait du présent. Imbécillité des pessimistes. Ils prévoient la catastrophe alors que, ni vu ni connu, elle a déjà eu lieu. Ils noircissent l'avenir quand c'est le présent qui est sinistré. »
Alain Finkielkraut, L'Imparfait du présent
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