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07/08/2014

Heidegger le renard

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Heidegger déclare avec fierté : "Les gens disent que Heidegger est un renard." Telle est la véritable histoire de Heidegger le renard : Il était une fois un renard si dépourvu de ruse que non seulement il ne cessait de se faire prendre au piège mais qu'il ne savait même pas faire la différence entre ce qui était un piège et ce qui ne l'était pas. Ce renard souffrait aussi d'une autre faiblesse. Sa fourrure était en mauvais état, si bien qu'il se trouvait complètement démuni de protection naturelle contre les épreuves d'une existence de renard. Après avoir passé toute sa jeunesse à tomber dans les pièges des autres, maintenant qu'il ne lui restait plus, pour ainsi dire, une seule touffe intacte de fourrure sur le dos, le renard décida de se retirer du monde des renards et de se fabriquer un terrier. Dans sa cruelle ignorance de la différence entre ce qui était un piège et ce qui n'en était pas un, en dépit de son expérience considérable des pièges, il lui germa dans l'esprit une idée totalement nouvelle et inconnue des renards. Il allait se fabriquer un piège en guise de terrier. Il s'installa à l'intérieur, comme dans un terrier normal - non par ruse, mais parce qu'il avait toujours cru que les pièges des autres étaient leurs terriers -, puis il décida de devenir sournois et d'adapter aux autres le piège qu'il avait conçu pour lui et qui ne convenait qu'à lui. Voilà qui à nouveau démontrait sa grande ignorance des pièges : personne ne voulait pénétrer dans son piège, car il y était lui-même installé. Il s'en agaça. Après tout, personne n'ignore qu'en dépit de leur habileté tous les renards, de temps en temps, se laissent prendre au piège. Pourquoi un piège de renard - surtout conçu par un renard ayant plus d'expérience des pièges qu'un autre - ne rivaliserait-il pas avec les pièges des êtres humains et des chasseurs ? De toute évidence parce que ce piège ne montrait pas assez clairement le piège qu'il était ! Il vint donc à l'idée de notre renard de décorer son piège et d'accrocher des écriteaux sans équivoque qui annonçaient clairement : "Venez tous ; ceci est un piège, le plus beau piège du monde." A partir de ce moment, il était certain qu'aucun renard ne s'aventurerait dans ce piège par erreur. Néanmoins beaucoup vinrent. Car ce piège était le terrier de notre renard, et si vous désiriez lui rendre visite quand il était chez lui, il fallait pénétrer dans son piège. Tout le monde, à l'exception de notre renard, pouvait, bien sûr, en ressortir. Il était littéralement taillé à sa mesure. Mais le renard qui habitait le piège disait fièrement : "Ils sont si nombreux à me rendre visite dans mon piège que je suis devenu le roi de tous les renards." Et il y avait du vrai dans son propos, aussi, car personne ne connaît mieux la nature des pièges que celui qui y demeure toute sa vie durant. »

Hannah Arendt, Journal de pensée

 

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