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06/03/2015

Le vertige de l’horreur ressemble parfois à celui de la beauté

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Car Dieu, quoi que désignât cette métaphore, est aussi maître de l’horreur et il y a un vertige de l’horreur, plus puissant, peut-être, que celui de la beauté. C’est le vertige qui saisit les hommes devant les membres tranchés, la puanteur des cadavres fondus dans la glaise avec les vers agglutinés coulant des blessures comme une pâte vivante et l’oeil rouge des rats nichant dans l’ombre des poitrines ouvertes, mais plus encore devant la profondeur des abîmes qu’ils abritaient sans le savoir.
On tend la main vers son fusil dans la nuit des tranchées et l’on y reconnait un geste archaïque, infiniment plus vieux que l’Histoire, un geste primordial et sauvage dont les obus, les gaz, les tanks, les avions et tous les efforts monstrueux de la modernité n’ont pas altéré l’essence parce que rien ne l’altérera jamais.
On court à perdre haleine, on tombe la tête en avant et on regarde son propre sang couler à flots, on guette avec angoisse l’apparition des traces blanches de cervelle mais il n’y a que du sang, et le lieutenant Jünger se relève et reprend sa course, le coeur débordant d’une ivresse de chasseur, attendant l’extase de ce moment où le visage de l’ennemi surgi de la terre apparaîtra dans sa nudité, quand pourra enfin commencer la lutte, amoureuse et mortelle, qu’on a tend désirée et dont l’un ne se relèvera pas.
Le vertige de l’horreur ressemble parfois à celui de la beauté. On fait partie d’un tout bien plus grand que ce qu’on pouvait imaginer, plus grand que la médiocrité des rêves de confort et de paix, plus grand que les nations en guerre, mais si démesurément grand que la tension dans laquelle il tient les hommes ne peut se maintenir qu’en les brisant. L’exaltation retombe d’un seul coup, et l’ivresse, le voile se déchire, il ne reste plus qu’à courir encore, en hurlant sa terreur de bête, pour fuir la mort hideuse, pour fuir aussi celui qu’on est devenu, à la recherche d’un refuge qui n’existe nulle part, et le lieutenant Jünger regagne en tremblant la tranchée allemande; les larmes aux yeux, il écrit dans son carnet : mais quand donc finira — quand donc finira cette guerre de merde ? »

Jérôme Ferrari, Le Principe

 

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