29/04/2015
L'usine des cadavres
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« Je vois que vous n’avez pas l’air convaincu par ma description de la folie humaine, écrite le soir, à La Riviera, après de fabuleux couchers de soleil rouge. Je dois donc employer des moyens plus forts, en vous prévenant que tout ce qui va suivre est vrai et prouvé. Regardez, ça se lit tout seul, et le titre qui convient est L’Usine des cadavres.
Une enquête minutieuse porte sur la commercialisation des tissus corporels humains, implants dentaires, crèmes antirides, greffes osseuses, implants mammaires ou péniens. L’être humain est une marchandise, et tous ses organes sont transformables en dollars. La principale usine de retraitement spécial se trouve, comme c’est étrange, en Allemagne. Les principaux pays vendeurs se situent dans les pays ex-communistes de l’Est : Ukraine, République tchèque, Estonie, Russie, Bulgarie, Lettonie, Hongrie, Slovaquie.
Ce recyclage hallucinant et tranquille est en plein essor. Vous pouvez acquérir des actions de sociétés, cotées en Bourse, qui utilisent des cadavres humains comme matière première. Les Etats-Unis sont le plus gros marché et le plus gros fournisseur dans ce domaine, puisqu’on estime à 2 millions les produits dérivés de tissus humains vendus chaque année, chiffre qui a doublé en l’espace de dix ans, et qui continue son expansion irrésistible.
Vous êtes aveugle, vous pouvez voir, grâce aux implants cornéens. Vous êtes paralysés, mais vous pouvez marcher de nouveau, grâce aux tendons et ligaments utilisés pour la réparation des genoux. La Science, comme Dieu, est miraculeuse, mais les profits sont énormes grâce surtout aux cadavres frais. C’est ainsi qu’on retrouve, ici ou là, des décharges ou des morgues, que les spécialistes appellent des « marottes humaines », pleines de cadavres dépouillés de toutes leurs parties réutilisables. Pour dissimuler cette manipulation, les os et les muscles retirés sont remplacés par des morceaux de bois ou des chiffons. Les chiffonniers font fortune.
La Slovaquie exporte des tissus de cadavres en Allemagne, les Allemands les exportent en Corée du Sud et aux Etats-Unis, les Sud-Coréens les envoient au Mexique, les Etats-Unis en vendent à plus de trente pays. On trouve des distributeurs de produits manufacturés d’origine humaine dans l’Union européenne, en Chine, au Canada, en Thaïlande, en Inde, en Afrique du Sud, au Brésil, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Certains distributeurs sont des filiales de multinationales médicamenteuses multimilliardaires. Mondialisation des cadavres, trafic intense, opacité garantie, froideur du récit.
Comme le dit plaisamment un observateur : "Il y a plus de contrôles sur les fruits et légumes que sur les matériaux corporels." Pour ce qui est des bénéfices, un seul cadavre exempt de pathologie (mais comment en être sûr ?) peut rapportr 80 000 à 200 000 dollars, soit de 65 500 à 164 000 euros. C’est l’avance que votre éditeur, en vous évaluant comme futur cadavre, devrait vous verser à la signature du contrat. Aux Etats-Unis, un simple récupérateur de cadavres peut gagner jusqu’à 10 000 dollars pour chaque corps qu’il arrive à se procurer, grâce à ses contacts dans les hôpitaux, les dépôts mortuaires ou les morgues. Les funérariums peuvent jouer le rôle d’intermédiaires afin d’identifier les donneurs potentiels. On peut aussi payer un hôpital public pour utiliser son service de prélèvements des tissus. Certains chirurgiens, qui procèdent aux transplantations, peuvent simultanément travailler comme consultants auprès des fabricants, comme un ministre de la Santé, n’importe où, peut augmenter ses comptes en Suisse avec des laboratoires pharmaceutiques. Un des conglomérats médicaux a réalisé, en 2011, 11,6 millions de dollars de bénéfices avant impôts pour un chiffre d’affaires de 169 millions de dollars.
La peau et les os sont les bienvenus dans les industries cosmétiques, pour gonfler les lèvres, accroître la taille du pénis ou faire disparaître les rides. Voilà qui donne tout son sens à une expression usée, mais qui se révèle brusquement torride : le baiser de la mort. Il est vrai que cette blonde pulpeuse, style Marilyn, vient de vous laisser un drôle de goût dans la bouche.
Quant aux os prélevés sur les cadavres, remplacés par des tubes en plastique avant les funérailles, ils sont débités et façonnés en vis et en boulon utilisés dans des dizaines d’applications orthopédiques ou dentaires. Ou bien ils sont broyés pour obtenir, en les mélangeant avec des produits chimiques, des colles chirurgicales très vantées comme étant de qualité supérieure aux colles artificielles. Quand on vous disait que l’être humain pouvait être supérieurement collant ! Dans les milieux spécialisés, la colle la plus recherché a un très joli nom : "la Staline". Trouvaille d’experts.
Un employé de ce consortium d’un nouveau genre s’exprime ainsi, sans complexes :
"Au fond, ce que nous faisons aux cadavres, c’est quelque chose de très physique, certains diraient même de très grotesque. Nous sortons les os des bras. Nous sortons les os des jambes. Nous ouvrons la poitrine et extrayons le cœur pour accéder aux valvules. Nous retirons les veines de dessous la peau."
Cette comédie est aussi un sport. Des tendons entiers, soigneusement nettoyés et désinfectés (vous êtes sûrs ?), sont transplantés sur des athlètes pour qu’ils puissent reprendre la compétition. Bonne course, les mecs ! Gloire aux Jeux olympiques !
À force d’accompagner des condamnés à mort (une balle dans la nuque) immédiatement transportés à l’hôpital de retraitement, un Chinois sensible a fini par craquer et raconter son aventure : « C’était à vomir », dit-il. Il a mis un certain temps à vomir.
La folie fabrique les corps et recycle les cadavres. Embryons et cellules souches sont disponibles partout. Vous naissez à l’hôpital, vous mourez à l’hôpital, et ce n’est pas vous qui, le premier, avez comparé l’activité humaine à un "grand hôpital de fous". Le même auteur insiste : "Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n’être pas fou." Cet "autre tour de folie" n’est évidememnt pas la contre-folie. Chaque chose arrivant à son tour, vous assistez donc ici à une découverte fondamentale. Prenez soin de vous, et évitez un grave accident de voiture sur l’autoroute : certains ambulanciers sont spéciaux, et les demandes cliniques en morts frais, de préférence encore palpitants, sont constantes. »
Philippe Sollers, Médium
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