20/06/2015
Partout l’homme-masse a surgi...
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« Sur toute la surface de l’Occident triomphe aujourd’hui une forme d’homogénéité qui menace de consumer ce trésor. Partout l’homme-masse a surgi... un type d’homme hâtivement bâti, monté sur quelques abstractions et qui pour cela se retrouve d’un bout à l’autre de l’Europe. C’est à lui qu’est dû le morne aspect, l’étouffante monotonie que prend la vie dans tout le continent. Cet homme-masse, c’est l’homme vidé au préalable de sa propre histoire, sans entrailles de passé, et qui, par cela même, est docile à toutes les disciplines “internationales”. Plutôt qu’un homme, c’est une carapace d’homme faite de simples idola fori. Il lui manque un "dedans", une intimité inexorablement, inaliénablement sienne, un moi irrévocable. Il est donc toujours en disponibilité pour feindre qu’il est ceci ou cela. Il n’a que des appétits ; il ne se suppose que des droits ; il ne se croit pas d’obligations. C’est l’homme sans noblesse qui oblige – sine nobilitate –, le snob...
L’homme supérieur, au contraire, l’homme d’élite, est caractérisé par l’intime nécessité d’en appeler de lui-même à une règle qui lui est extérieure, qui lui est supérieure, et au service de laquelle il s’enrôle librement... Contrairement à ce que l’on croit habituellement, c’est la créature d’élite et non la masse qui vit "essentiellement" dans la servitude. Sa vie lui paraît sans but s’il ne la consacre pas au service de quelque obligation supérieure. Aussi la nécessité de servir ne lui apparaît pas comme une oppression, mais au contraire, lorsque cette nécessité lui fait défaut, il se sent inquiet, et invente de nouvelles règles plus difficiles, plus exigeantes, qui l’oppriment. Telle est la vie-discipline, la vie noble. La noblesse se définit par l’exigence, par les obligations et non par les droits. Noblesse oblige. "Vivre à son gré est plébéien ; le noble aspire à l’ordre et à la loi"(Goethe)...
La dégénérescence dont a souffert dans le vocabulaire un mot aussi évocateur que "noblesse" est irritante. Car, en signifiant pour beaucoup "noblesse de sang", héréditaire, elle se convertit en quelque chose de semblable aux droits communs, en une qualité statique et passive, qui se reçoit et se transmet comme une chose inerte. Mais le sens propre, étymologique, du mot "noblesse" est essentiellement dynamique. Noble signifie "connu", c’est-à-dire celui qui est fameux, celui qui s’est fait connaître en se distinguant de la masse anonyme. Il implique un effort insolite qui justifie sa renommée...
Pour moi, noblesse est synonyme d’une vie vouée à l’effort ; elle doit être toujours préoccupée à se dépasser d’elle-même, à hausser ce qu’elle est déjà vers ce qu’elle se propose comme devoir et comme exigence.
De cette manière la vie noble reste opposée à la vie médiocre ou inerte, qui, statiquement, se referme sur elle-même, se condamne à une perpétuelle immanence tant qu’une force extérieure ne l’oblige à sortir d’elle-même. C’est pourquoi nous appelons "masse" ce type d’homme, non pas tant parce qu’il est multitudinaire que parce qu’il est inerte. »
José Ortega y Gasset, La Révolte des masses
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