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22/08/2015

Un doux et tiède anéantissement se glissait par tous ses membres

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Non, décidément, rien de tout cela n’était visible ; la Hollande était un pays tel que les autres et, qui plus est, un pays nullement primitif, nullement bonhomme, car la religion protestante y sévissait, avec ses rigides hypocrisies et ses solennelles raideurs. Ce désenchantement lui revenait ; il consulta de nouveau sa montre: dix minutes le séparaient encore de l’heure du train. Il est grand temps de demander l’addition et de partir, se dit-il. Il se sentait une lourdeur d’estomac et une pesanteur, par tout le corps, extrêmes. Voyons, fit-il, pour se verser du courage, buvons le coup de l’étrier ; et il remplit un verre de brandy, tout en réclamant sa note. Un individu, en habit noir, une serviette sur le bras, une espèce de majordome au crâne pointu et chauve, à la barbe grisonnante et dure, sans moustaches, s’avança, un crayon derrière l’oreille, se posta, une jambe en avant, comme un chanteur, tira de sa poche un calepin, et, sans regarder son papier, les yeux fixés sur le plafond, près d’un lustre, inscrivit et compta la dépense. Voilà, dit-il, en arrachant la feuille de son calepin, et il la remit à des Esseintes qui le considérait curieusement, ainsi qu’un animal rare. Quel surprenant John Bull, pensait-il, en contemplant ce flegmatique personnage à qui sa bouche rasée donnait aussi la vague apparence d’un timonier de la marine américaine.

À ce moment, la porte de la taverne s’ouvrit ; des gens entrèrent apportant avec eux une odeur de chien mouillé à laquelle se mêla une fumée de houille, rabattue par le vent dans la cuisine dont la porte sans loquet claqua; des Esseintes était incapable de remuer les jambes; un doux et tiède anéantissement se glissait par tous ses membres, l’empêchait même d’étendre la main pour allumer un cigare. Il se disait : Allons, voyons, debout, il faut filer ; et d’immédiates objections contrariaient ses ordres. A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? N’était-il pas à Londres dont les senteurs, dont l’atmosphère, dont les habitants, dont les pâtures, dont les ustensiles, l’environnaient ? Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvelles désillusions, comme en Hollande ?

Il n’avait plus que le temps de courir à la gare, et une immense aversion pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquille s’imposaient avec une volonté de plus en plus accusée, de plus en plus tenace. Pensif, il laissa s’écouler les minutes, se coupant ainsi la retraite, se disant: Maintenant il faudrait se précipiter aux guichets, se bousculer aux bagages ; quel ennui ! quelle corvée ça serait ! – Puis, se répétant, une fois de plus : En somme, j’ai éprouvé et j’ai vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie anglaise depuis mon départ ; il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations. Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes, pour avoir condamné les dociles fantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu’un véritable béjaune, cru à la nécessité, à la curiosité, à l’intérêt d’une excursion ? – Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l’heure est venue de rentrer au logis ; cette fois, il se dressa sur ses jambes, sortit, commanda au cocher de le reconduire à la gare de Sceaux, et il revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, ses couvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentant l’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme qui rejoint son chez soi, après un long et périlleux voyage. »

Joris-Karl Huysmans, À rebours

 

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Tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse

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« Votre pensée,
qui rêvasse sur votre cervelle ramollie,
tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse,
je m’en vais l’agacer
d’une loque de mon coeur sanguinolent
et me repaître à vous persifler, insolent et caustique.

Mon âme n’a pas pris un seul cheveu blanc,
et il n’y a en elle aucune tendresse sénile !
Enfracassant le monde par le bourdon de ma voix,
je m’avance, beau gosse, mes vingt-deux ans en prime.

Tendres !
Vous couchez l’amour sur les violons.
Les brutaux le flanquent sur des cymbales.
Mais sauriez-vous comme moi vous retourner comme un gant
pour que vous ne soyez plus que des lèvres intégrales ?

Venez prendre des leçons
- salonnière de satin,
fonctionnaire formatée de la ligue angélique,
et celle qui feuillette des lèvres sans émoi aucun,
comme si c’étaient les pages d’un livre de cuisine !

Voulez-vous
que je sois un enragé de la viande,
ou bien, changeant de ton comme les couleurs du ciel -
voulez-vous
que je sois impeccablement tendre,
un nuage en pantalon au lieu d’un homme charnel ?

Ce n’est pas vrai qu’il y ait une Nice florale !
Voilà que je me remets à chanter vos louanges
- vous, hommes, défraîchis comme un hôpital,
et vous, femmes, rebattues comme un proverbe. »

Vladimir Maïakovski, Le Nuage en Pantalon

 

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Comme une coupe je soulève mon crâne

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« En un toast
à vous toutes
qui m’avez plu et me plaisez,
icônes bien gardées au creux de l’âme,
comme une coupe je soulève mon crâne
plein à ras bord de poésie.
De plus en plus je me demande
s’il ne serait pas mieux
que je me mette d’une balle un point final.
Aujourd’hui
à tout hasard
je donne un concert d’adieu
Mémoire !
Rassemble dans ma salle cérébrale
les files infinies des femmes chères.
Verse le rire d’oeil en oeil.
Pare la nuit en noces ancestrales.
Verse la joie de chair en chair.
Je vais jouer de la flûte aujourd’hui
sur ma propre colonne vertébrale. »

Vladimir Maïakovski, La flûte des vertèbres in "À pleine voix, Anthologie poétique 1915-1930"

 

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