02/10/2015
Évidemment, je n’ai tué personne, mais toutes ces batailles dont je me sens solidaire, je les revis toutes en même temps...
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« — 1673, exactement, dit le vieux monsieur en souriant pour la première fois.
— Trois siècles de certitude héréditaire. Écœurant. Je vous regarde et je vous trouve parfait. C’est pourquoi je vous hais. Et c’est chez vous, ici, que je conduirai les plus misérables, demain. Ils ne savent rien de ce que vous êtes, de ce que vous représentez. Votre univers n’a aucune signification pour eux. Ils ne chercheront pas à comprendre. Ils seront fatigués, ils auront froid, ils feront du feu avec votre belle porte de chêne […] et s’essuieront les mains aux livres de votre bibliothèque. Ils cracheront votre vin. Ils mangeront avec leurs doigts dans les jolis étains que je vois à votre mur. Assis sur leurs talons, ils regarderont flamber vos fauteuils. Ils se feront des parures avec les broderies de vos draps. Chaque objet perdra le sens que vous lui attachiez, le beau ne sera plus beau, l’utile deviendra dérisoire et l’inutile, absurde. Plus rien n’aura de valeur profonde, sauf peut-être le bout de ficelle oublié dans un coin et qu’ils se disputeront, qui sait ? en cassant tout autour d’eux. Cela va être formidable ! Foutez le camp !
— Encore un mot : eux vont détruire sans savoir, sans comprendre. Mais vous ?
— Moi, parce que j’ai appris à haïr tout cela. Parce que la conscience globale du monde exige que l’on haïsse tout cela. Foutez le camp ! Vous m’emmerdez !
Le vieux monsieur entra dans la maison, puis en ressortit aussitôt, un fusil de chasse à la main.
— Que faites-vous ? demanda le jeune homme.
— Je vais vous tuer, bien sûr ! Le monde qui est le mien ne vivra peut-être pas au-delà de demain matin et j’ai l’intention de profiter intensément de ses derniers instants. Je vais vivre une seconde vie, cette nuit, sans bouger d’ici et je crois qu’elle sera plus belle encore que la première. Comme mes semblables sont partis, j’ai l’intention de la vivre seul.
— Et moi ?
— Vous, vous n’êtes pas mon semblable. Vous êtes mon contraire. Je ne veux pas gâcher cette nuit essentielle en compagnie de mon contraire. Je vais donc vous tuer.
— Vous ne saurez pas. Je suis certain que vous n’avez jamais tué personne.
— C’est exact. J’ai toujours mené la vie paisible d’un professeur de lettres qui aimait son métier. Aucune guerre n’a eu besoin de mes services et les tueries d’apparence inutiles m’affligent physiquement. J’aurais probablement fait un bien mauvais soldat. Toutefois, avec Actius, je crois que j’aurais joyeusement tué du Hun. Et avec Charles Martel, lardant de la chair arabe, cela m’aurait rendu fort enthousiaste, tout autant qu’avec Godefroi de Bouillon et Baudoin le lépreux. Sous les murs de Byzance, mort aux côtés de Constantin Dragasès, par Dieu ! que de turcs j’aurais massacrés avant d’y passer à mon tour ! Heureusement que les hommes qui ignorent le doute ne meurent pas si facilement ! [...] Évidemment, je n’ai tué personne, mais toutes ces batailles dont je me sens solidaire, je les revis toutes en même temps, j’en suis l’unique acteur, avec un seul coup de feu. Voilà.
Le jeune homme s’écroula [...] La tache rouge sur le sein gauche s’élargit quelque peu, puis cessa très vite de saigner. Il mourut proprement. Une victoire à l’occidentale, aussi définitive qu’inutile et dérisoire. C’est en paix avec lui-même, que le vieux M. Calguès tourna le dos à ce mort et rentra dans la maison. »
Jean Raspail, Le camp des Saints
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