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07/09/2016

Qui donc vit plus de quarante ans ? Les imbéciles, et les canailles...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête — ni un héros ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu’inutile: car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir — il n’y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit — se trouve dans l’obligation morale — d’être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d’action, est une créature essentiellement limitée. C’est là une conviction vieille de quarante ans. Maintenant j’ai quarante ans — et quarante ans, c’est toute la vie : la vieillesse la plus crasse. Vivre plus de quarante ans, c’est indécent, c’est vil, c’est immoral. Qui donc vit plus de quarante ans ? Répondez, sincèrement, la main sur le coeur ! Je vous le dis, moi : les imbéciles, et les canailles. Je leur dirai en face, à tous ces vieux, à tous ces nobles vieux, à ces vieillards aux cheveux blancs, parfumés de benjoin ! Je le dirai à la face du monde ! J’ai bien le droit de le dire, je vivrai au moins jusqu’à soixante ans. Je survivrai jusqu’à soixante-dix ! Et jusqu’à quatre-vingts ! … Ouf, laissez-moi souffler. 

( … )

Parce que, chez ceux qui savent se venger, ou qui savent se défendre, en général — comment cela se passe-t-il ? Eux, dès qu’ils sont possédés, disons, par l’idée de vengeance, ils n’ont plus rien en eux que leur idée aussi longtemps qu’ils n’atteignent pas leur but. Un monsieur de ce genre vous fonce droit au but, comme un taureau furieux, cornes baissées, il n’y a guère qu’un mur qui vous l’arrêtera. (A propos : devant le mur, ce genre de messieurs, je veux dire les hommes spontanés et les hommes d’action, ils s’aplatissent le plus sincèrement du monde. Pour eux, ce mur n’est pas un obstacle comme, par exemple, pour nous, les hommes qui pensons, et qui, par conséquent, n’agissons pas; pas un prétexte pour rebrousser chemin, prétexte auquel, le plus généralement, nous ne croyons pas nous-mêmes, mais auquel nous réservons le meilleur accueil. Non, ils s’aplatissent de tout coeur. Le mur agit sur eux comme un calmant, une libération morale, comme quelque chose de définitif, quelque chose même, je peux dire, de mystique…Mais — plus tard avec le mur.) Eh bien, c’est cet homme spontané que je considère, moi, comme l’homme le plus normal, tel que l’imaginait sa tendre mère - la nature - quand elle le mit au monde. Cet homme-là, j’en suis jaloux jusqu’à m’en faire tourner la bile. Il est idiot, nous n’en discuterons pas, mais qui vous dit qu’un homme normal ne devrait pas être un idiot — qu’en savez-vous ? Peut-être est-ce même très bien. »

Fiodor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol

 

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