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08/09/2016

Jetant sur toute chose un voile de crêpe noir

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Paris aujourd'hui n'est plus ce qu'il était jadis. Un nuage menaçant plane sur ses tours, et assombrit la physionomie de cette ville somptueuse. Le luxe qui y régnait autrefois a quitté ce séjour préféré, en jetant sur toute chose un voile de crêpe noir, et ne laissant à sa place qu'un reflet incertain de sa splendeur passée. Les horreurs de la révolution ont chassé de Paris ses plus riches habitants ; la haute noblesse a émigré, et ceux qui sont restés vivent pour la plupart très-retirés, dans le cercle restreint de leurs amis et de leurs proches parents.

"Ici, me disait l'abbé X., en suivant avec moi la rue Saint-Honoré et en désignant avec sa canne de grandes maisons inhabitées, ici, chez le marquis D., se réunissaient le dimanche les femmes à la mode, les hommes de haut parage, les beaux esprits les plus renommés ; les uns jouaient, les autres dissertaient sur la philosophie, sur les sentiments, sur le goût, sur le beau idéal. Là, chez la comtesse A., venaient tous les jeudis les plus profonds politiques des deux sexes ; on y comparait les idées de Mably à celles de Jean-Jacques, on les discutait et l'on posait les bases d'une nouvelle utopie. Là encore, chez la baronne F., M. lisait chaque samedi ses commentaires sur la Genèse, peignant à de jeunes femmes l'antique et informe chaos sous des dehors si épouvantables, qu'elles s'en trouvaient mal de frayeur et d'angoisse. Vous arrivez à Paris trop tard, mon cher monsieur, les beaux jours sont loin de nous ; on ne soupe plus, la bonne compagnie s'est éparpillée dans tous les coins du monde. Un homme 'comme il faut' ne sait plus aujourd'hui que faire, que devenir ni où passer sa soirée."

Toutefois l'abbé avouait lui-même que les Français avaient depuis longtemps désappris l'art de s'amuser en société, comme ils le possédaient au siècle de Louis XIV, alors qu'ils fréquentaient les salons de la fameuse Marion Delorme, de la comtesse de la Suze, de Ninon Lenclos, où Voltaire lisait ses premiers vers, où Voiture, Saint- Evremond, Ménage, faisaient briller leur bel esprit et dictaient les lois du goût et de la sociabilité.
"C'est John Law, continua l'abbé, c'est cet aventurier, avec sa malheureuse banque, qui a mis à néant la richesse et l'amabilité des Parisiens, en faisant de nos joyeux marquis des marchands de papier et des usuriers. Dans ces mêmes lieux où les délicatesses d'un esprit enjoué se plaisaient à revêtir les formes d'une conversation fine et élégante, on ne parla plus que du prix courant des billets de banque, et les salons se transformèrent en bourses ou en marchés. Cela n'a pas duré sans doute : Law fut forcé de fuir. Mais la vraie gaieté française ne revint pas, ou ne revint qu'exceptionnellement, à de rares intervalles, dans les salons de Paris. On se mit à jouer aux cartes avec frénésie. De jeunes femmes se donnaient des soirées pour se ruiner entre amies, à tour de rôle, ne songeant plus à plaire ni à charmer les hommes par leur esprit. Ensuite, la mode tourna aux perroquets et aux économistes, aux intrigues académiques, à l'Encyclopédie, aux calembours, au magnétisme, à la politique. Nos belles dames se firent auteurs, et trouvèrent ainsi le moyen... d'endormir leurs amants. Tout le monde se mêlait de philosophie, se donnait de l'importance ; on forgeait des mots nouveaux, étranges et bizarres, que Racine et Boileau n'eussent pu ni comprendre ni accepter, et je ne sais vraiment où nous en serions arrivés de malaise et d'ennui, si les foudres de la Révolution ne fussent venues soudain éclater sur nos têtes..."

Ceci dit, l'abbé me serra la main et me quitta. »

Nikolaï Karamzine, Lettres d'un voyageur russe, en France, en Allemagne et en Suisse

 

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Tout ici-bas naît et s'élève, et tout passe, les peuples comme les fleurs

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« Des plaines fertiles s'étendent au loin sur les deux bords de la rivière ; on voit ça et là des collines et des monticules ; partout de jolis hameaux, des vergers, des maisons de campagne, des châteaux avec leurs tours et tourelles ; une culture très avancée, l'industrie et ses bienfaisants résultats. Je voyais en imagination l'état primitif de ces beaux rivages : la Saône roulant ses vagues dans le désert, au sein de ténébreuses forêts ; des hommes presque sauvages se cachant dans de profondes cavernes ou sous les branchages de chaînes séculaires. Quelle métamorphose !... Que de temps il a fallu pour faire effacer les traces de cet état primordial !
 Cependant il pourrait se faire, mes amis, qu'un jour ces mêmes lieux redevinssent déserts et sauvages. Un jour, à la place de ces jolies filles que j'aperçois sur le rivage occupées à peigner leurs chèvres au poil blanc, peut-être verra-t-on rôder des animaux féroces et rugissants comme dans les solitudes de l'Afrique ! Observez un peu les variations de la nature ; lisez l'histoire des nations ; allez en Syrie, en Egypte, en Grèce, et dites-moi si mon hypothèse est dénuée de vraisemblance ! Tout ici-bas naît et s'élève, et tout passe, les peuples comme les fleurs. Dés lors, qu'y aurait-il d'absurde à supposer que ce beau pays de France, si beau par son climat, par ses produits, par le génie de ses habitants, par ses arts et son industrie, puisse devenir dans la suite des siècles semblable à l'Egypte, telle que nous la voyons aujourd'hui ?
 Une chose me console. Si les nations périssent, le genre humain ne meurt pas. Un peuple est remplacé par un autre, et si l'Europe est condamnée à déchoir, eh bien ! on verra de nouvelles sociétés civiles surgir dans le nouveau monde ou ailleurs, et les sciences, les arts, l'industrie refleurir de plus belle dans ces lointains pays. Là où vécurent Homère et Phidias végètent aujourd'hui des ignorants et des barbares. D'autre part, le nord de l'Europe applaudit aux accents inspirés du chantre de la Messiade , et l'on voit Bonnet au pied du Jura, Kant à Koenigsberg, disputer à Platon la palme de la philosophie...»

Nikolaï Karamzine, Lettres d'un voyageur russe, en France, en Allemagne et en Suisse

 

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Heureux quand nous ne croyons pas, avec tous les laïques, avec tous les primaires

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« Beaucoup plus que nous ne le voulons, beaucoup plus que nous ne le croyons, beaucoup plus que nous ne le disons tous formés par des habitudes scolaires, tous dressés par des disciplines scolaires, tous limités par des limitations et des comodités scolaires, nous croyons tous plus ou moins obscurément que l'humanité commence au monde moderne, que l'intelligence de l'humanité commence aux méthodes modernes ; heureux quand nous ne croyons pas, avec tous les laïques, avec tous les primaires, que la France commence exactement le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à six heures du matin. »

Charles Péguy, Mystique et politique

 

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J’appartiens à la famille des épouses maudites

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« Le mariage ne consiste pas dans la bénédiction du prêtre mais dans la consommation de l’acte… Un jour, j’ai découvert qu’un bel antiquaire tenait une place dans la vie de Marcel. J’ai quitté la maison en brandissant un couteau. Heureusement pour lui il était absent. Une autre fois, je suis retournée chez sa mère. Elle m’a dit : "Il y a assez d’un défroqué dans la famille." Enfin… Chacun doit porter sa croix et j’en remercie Dieu. Mais qu’elle est lourde ! J’appartiens à la famille des épouses maudites qui s’appelaient Mme Oscar Wilde, Mme Paul Verlaine, Mme André Gide. Je suis une sainte qui sacrifie sa vie à un damné. »

Elise Jouhandeau, cité par Christian Millau dans "Au galop des hussards"

 

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