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07/04/2017

Extension virtuelle de la famille

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Cette extension virtuelle de la famille permise par le "troisième parent" a été peu perçue par les sciences sociales. Elle avait pourtant été parfaitement repérée par la littérature, dès les débuts du règne de la télévision. En 1953, dans son saisissant roman d’anticipation "Fahrenheit 451", l’auteur américain Ray Bradbury montrait plusieurs aspects du problème dont on n’a souvent retenu qu’un seul : une société où la télévision a pris la place du livre (Ray Bradbury, "Fahrenheit 451", Denoël, Paris, 1966). Un film, réalisé par François Truffaut en 1966, en a été tiré : l’action se situe dans un avenir proche où la société juge les livres dangereux, les considère comme un obstacle à l’épanouissement des gens.

Si la question du rapport télévision/livre a bien été perçue, on a peu pris en compte la seconde question décisive que posait cette histoire : la télévision comme nouvelle famille. Cet aspect est pourtant très présent au travers du grand rôle joué dans le récit par l’épouse de Montag. Mildred (Linda, dans le film) est complètement assujettie au système de vie aseptisée et obligatoirement heureuse instauré par le "Gouvernement". Elle consomme autant de pilules qu’il en faut pour éviter toute anxiété. Et, surtout, elle vit avec la télévision, qui se trouve dans toutes les pièces du foyer et qui couvre toute la surface du mur (le récit a un peu d’avance sur notre technologie, mais heureusement nous avons déjà des écrans plats de plus en plus grands).

Ces "murs parlants", comme le narrateur les nomme, représentent ce qu’elle appelle sa "famille", dont les personnages virtuels vivent tous les jours dans le salon de Mildred. L’ambition la plus significative de l’héroïne est même de se payer un jour un quatrième mur-écran pour améliorer… la vie de famille.

La force du roman est d’avoir su, très tôt, révéler ce trait : cependant que la famille réelle — avec ses codes, ses lieux et ses hiérarchies — disparaissait lentement, elle se trouvait remplacée par une nouvelle communauté immense et volatile, amenée par la télévision. Dès 1953, Bradbury avait saisi que, désertant les anciens rapports sociaux réels, les téléspectateurs se mettaient à appartenir à une même "famille" en ayant soudain les mêmes "oncles" raconteurs d’histoires drôles, les mêmes "tantes" gouailleuses, les mêmes "cousins" dévoilant leurs vies.

Ainsi, les très nombreux talk-shows et autres émissions de divertissement diffusés aujourd’hui par les chaînes généralistes fournissent toute une galerie de portraits de famille : du timide impénitent au hâbleur incorrigible, en passant par le râleur patenté, l’ex-militant recyclé en paillettes, le prof idiot, l’écolo de la bonne bouffe, le cynique un peu gaulois, la blonde pétulante à anatomie renforcée, l’éternelle idole des jeunes, le crooner du troisième âge, la star du porno en défenseur des droits de l’homme, l’homosexuel dans toutes ses déclinaisons, le handicapé rigolo, la drag-queen tout-terrain, le penseur attitré, le beur volubile, les acteurs avec leurs lubies, les sportifs au grand cœur, le défenseur des bonnes causes perdues d’avance, et même le psychanalyste plein de sous-entendus freudo-lacaniens… Soit une centaine de personnes circulant sans cesse d’une chaîne à l’autre et valant de l’or, bref, ceux qu’on appelle aujourd’hui les people, derrière lesquels courent les responsables politiques en mal d’audience.

On trouve désormais ses cousins, ses oncles et ses tantes en zappant et, en plus, ils sont drôles ou du moins supposés tels. Ce que les histoires de famille (les petites et les grandes, les comiques et les tragiques) n’apportent plus, c’est désormais la "famille" de la télévision qui est appelée à le fournir. C’est elle qui console les esseulés et anime les groupes en manque de verve. Non seulement la "télé" fournit une "famille", mais elle constitue ceux qui la regardent en grande famille. Chacun se confie à tous dans un idéal de transparence où l’on ne peut plus rien se cacher. A longueur d’émissions, les "secrets de famille" les mieux gardés sont tous éventés ; aucun ne résiste aux grands déballages. Sous le soleil de Big Brother, chacun doit tout dire à tous. Même les adolescents et les jeunes adultes en passent par le confessionnal de "Loft Story" ou de "Star Academy". Le fait que les promoteurs de la première émission de ce type l’ait appelée "Big Brother" (aux Pays-Bas, en 2000) indique combien la virulente critique politique présente dans le roman de George Orwell, "1984", est désormais déniée. »

Dany-Robert Dufour, Vivre en troupeau en se pensant libre

 

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