15/08/2017
La route était tracée. Désormais, ce serait à moi de jouer.
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« Dimanche 30 décembre 1928. Il va être bientôt 15 heures. Nous sommes cinq, dans l'appartement de la rue de Courcelles. Mon père, Paul, quarante ans. La sage-femme. Le médecin de la famille, le docteur Lecointe, venu surveiller le chantier. Ma mère, Anne, vingt-huit ans, qui serre les dents et s'agrippe aux draps, pressée de se débarrasser enfin de moi. Je semble hésiter. Qu'on se mette à ma place : je ne suis encore qu'un sans-papiers, et dieu sait ce qui attend, dehors, un Franco-Russe. À Moscou, où il est resté, mon grand-père maternel, Savely Mazur, n'a plus donné de ses nouvelles depuis quelques mois. Là-bas, c'est le Grand Tournant. Staline, désormais seul au pouvoir, a lancé le premier plan quinquennal et la collectivisation des campagnes. Hier, j'ai entendu Paul (je ne l'appelle pas "papa" : nous n'avons pas encore été présentés) s'exclamer : "Tout cela ne me dit rien qui vaille !"
Paul est un bourgeois parisien. Son père, Adolphe, est directeur des Assurances générales, et lui-même gère la fortune d'une famille de millionnaires, pour ne pas dire "milliardaires", car l'expression n'est pas encore passée dans le langage courant. Quand la guerre a pris fin, Paul a terminé sa troisième année, interrompue, à Sciences Po, et il est allé prendre un bain, en Bretagne, à Saint-Cast. Là, entre deux vaguelettes, une jeune fille brassait l'eau. En passant devant lui, elle lui a demandé : "Excusez-moi, pourriez-vous me dire si j'avance ?" Elle avait un nez légèrement busqué, des pommettes saillantes, à la cosaque, et un horizon de steppes dans ses yeux bleu-vert. Elle étudiait le piano au conservatoire pour devenir concertiste. Elle adorait la musique française : Debussy, Fauré, Ravel, Chausson, Poulenc. Paul, lui, était fou de musique russe : les ballets de Diaghilev, Nijinski, Chaliapine, Borodine, Moussorgski, Glinka, Stravinski. La route était tracée. Désormais, ce serait à moi de jouer. À 15h20 (ou 22), j'ai pris les choses en main, et je me suis mis à brailler.
"Voilà qui est parfait, a dit mon père. J'irai demain, à la première heure, le déclarer à la mairie.
- Vous n'y pensez pas ! s'est exclamé le bon docteur. Il faut le déclarer du 1er janvier. Vous lui ferez gagner un an."
C'est ainsi que je suis parti dans la vie avec un faux de la faculté de médecine dans le biberon. »
Christian Millau, Journal impoli : un siècle au galop, 2011-1928
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