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14/01/2018

Il ne se faisait pas d'illusions sur les humains

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Après l'armistice de juin 1940, j'appris que Céline était resté à Paris, comme d'ailleurs la plupart des intellectuels et des artistes. Je ne sais plus ce qui a motivé le premier contact avec lui, mais j'ai très vite appris qu'il fréquentait l'ambassade d'Allemagne de la rue de Varenne. Je me souviens qu'un jour le planton m'annonça qu'un homme d'aspect douteux souhaitait me parler. Il me demandait s'il pouvait le laisser passer. Quand j'ai entendu le nom de cet homme, j'ai mandé que, sans plus le faire attendre, on le conduise jusqu'à moi. Lorsque enfin, toujours flanqué du planton, il pénétra dans mon bureau, je ne compris que trop la méfiance de la sentinelle : Céline ressemblait vraiment à l'image que l'on pouvait se faire d'un résistant ou de quelqu'un qui se disposait à commettre un attentat. Cet homme de haute taille, large d'épaules, portait une pelisse de peau de mouton en laine retournée. Ses cheveux noirs, sur un visage plutôt pâle, étaient en désordre. Toute sa personne d'ailleurs était vêtue sans aucun soin ni élégance. Il avait coutume de se rendre à moto depuis son logement montmartrois à ses consultations dans une banlieue de Paris où il travaillait comme médecin des pauvres. Cependant, après une brève conversation, nous nous entendîmes au mieux […].

Après notre première rencontre, Céline avait demandé l'obtention d'un permis de port d'armes parce qu'il se sentait menacé par les gaullistes, permis qui lui fut délivré sans autre forme de procès. A mon avis d'ailleurs, Céline n'a jamais été menacé pendant cette période. Même les communistes, qui commençaient à se montrer récalcitrants à cette époque, n'auraient jamais fait de mal à un médecin des pauvres. J'en veux pour preuve une anecdote typique, que mon ami Céline me narra lui-même : après une consultation, l'un de ces titis parisiens lui rapporta le pistolet que, par distraction, il avait laissé traîner dans son cabinet pendant un examen. Le garçon remit la pétoire au médecin en lui disant, avec son inimitable accent des rues : “Ferdinand, t'as oublié ton rigolo…”

Souvent, quand Céline passait dans les parages en pétaradant avec sa moto, il nous rendait une petite visite. Désormais, quand il s'arrêtait, le planton n'avait plus aucune appréhension. Par la suite, l'écrivain m'invita chez lui, sur la Butte. Plusieurs de ces soirées sont restées gravées dans ma mémoire. Son domicile se trouvait au cœur de Montmartre, et répondait en tout point à sa propre apparence. Une fois que l'on avait gravi plusieurs escaliers sombres dans cette maison ancienne, on arrivait dans un logement qui se composait de trois pièces. Une pièce servait de salle à manger et de chambre à coucher, dans l'autre pièce trônait une grande table ronde qui était entièrement recouverte, comme le sol d'ailleurs, de feuillets manuscrits. La troisième servait d'office et de pièce de rangement, la réserve de bois y était entreposée à côté de la moto. Dans le séjour proprement dit, la lourde peau de mouton était disposée en travers du lit, qui avait été simplement un peu repoussé de côté afin de ménager une banquette aux invités. Le repas se composait d'une unique potée roborative et savoureuse, et dans tout le logement, où à l'évidence le luxe et plus encore l'élégance n'avaient pas la moindre valeur, on se sentait extrêmement bien. C'était toujours intéressant. On se trouvait là en pleine bohème, comme elle a toujours existé à Montmartre. Il n'était pas rare qu'un peintre ou un écrivain, qui avait établi ses quartiers dans le même immeuble ou dans le voisinage, se joignît à notre cercle […].

On ressentait des impressions uniques lorsque Céline se mettait à rêver. Il parlait toujours d'une voix très ténue, mais dans ces moments-là, comme absent, il baissait la voix encore plus, comme si réellement il se parlait à lui-même. On réalisait dans ces instants que Céline était de la lignée des grands somnambules. Il était, au fond, un réaliste triste. Qu'importe si cela venait des origines celtes de ce natif de Bretagne, ou bien de ses années de familiarité avec le côté sombre de l'existence humaine. Il apparaissait parfois dans ces moments-là, à l'image de ses livres, comme un cynique cruel. En réalité, il était chaleureux et pouvait en tant qu'ami être d'une cordialité incomparable. Mais il ne se faisait pas d'illusions sur les humains. Il avait voyagé en Amérique et en Afrique pour le compte de la Société des Nations et avait même visité l'Union soviétique. Il avait raconté de façon terrifiante l'effondrement de la France en 1940, et ses livres sur le chaos allemand de 1945 eux aussi ne se lisent guère différemment. Il portait un jugement pessimiste sur la guerre et sur la position des Allemands dans celle-ci. J'irais même jusqu'à supposer que beaucoup d'Allemands, a fortiori les gens qu'il avait rencontrés autour de l'ambassade d'Allemagne pendant l'Occupation, ne lui étaient pas particulièrement sympathiques. Il leur reprochait de s'être fait mener en bateau en permanence par le gouvernement de Vichy. Il rejetait Laval comme typiquement “youpin”, et d'ailleurs, dans ces moments-là, il était encore moins porté que jamais à modérer sa ligne de conduite farouchement antisémite, qui était déjà la sienne avant-guerre. Il eut d'ailleurs également un conflit à ce propos avec Ernst Jünger, qui était au Commandement militaire à Paris et devait exprimer clairement son rejet absolu de Céline dans son Journal de guerre. Céline ne le lui pardonna jamais et, comme je l'ai appris de la bouche de ses derniers visiteurs, il lui décernait l'appellation, typique pour lui, mais injuste, de petit flic. Ein kleiner Bulle, comme nous disons chez nous.

Nos rencontres se muèrent très vite en une amitié sincère qui se prolongea au-delà de la guerre, quand bien même je ne devais plus le revoir. Mais il m'écrivit encore de France, après son retour d'exil au Danemark, quelques lettres émouvantes et typiques de lui. Hélas, je n'ai pas eu, à l'époque, la possibilité de lui rendre visite. Il était déjà très malade et véritablement au bout du rouleau. »

Hermann Bickler, Un pays particulier : Souvenirs et considérations d’un Lorrain

 

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