22/08/2018
Une patrie abstraite, une morale abstraite, un patriotisme abstrait
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« "Les Déracinés" ont valu à leur auteur l’attention d’un public nouveau, non point seulement ce public des lettrés et des politiques qui lui était acquis, mais la foule vaste et confuse, cultivée mais en général incurieuse, qu’on appelle le grand public et qui forme notre "aristocratie intellectuelle". "Déracinés, Déracineurs, Déracinement", la même image, plus ou moins modifiée, a passé dans la langue du journalisme et de la conversation. Il était d’usage courant avant même que le volume parût : dans "Le Temps", à la rubrique des Faits divers, j’ai surpris au milieu de l’été dernier son premier emploi pour annoncer le suicide d’un malheureux provincial incapable de s’adapter au lois du milieu parisien. Les "sept devant Paris", comme M. Henry Fouquier appelle les jeunes Lorrains de M. Barrès, n’en mourront sans doute point tous (un seul périt, et par la guillotine, à la fin de ce premier tome du "Roman de l’énergie nationale"), mais tous seront atteints en quelque manière par un effet de la centralisation.
M. Paul Bourget a fortement résumé dans "Le Figaro" cette antithèse centraliste, contre laquelle M. Barrès a posé la thèse des Déracinés :
". . . Ils sont intelligents, sensibles, ambitieux, et ils ont quitté leur terre natale parce que Paris est le seul champ ouvert à toutes les initiatives et que partout ailleurs 'le Français n’est qu’un administré' : administré de la politique, car la toute-puissante machine gouvernementale, montée par les Jacobins et Napoléon, a son centre unique ici ; administré de l’idée, car c’est ici encore le point d’intensité pour tout l’art, toute la science, toute la littérature du pays ; administré du sentiment, dirai-je presque, car les pièces de théâtre, les romans, les recueils de vers, toutes les œuvres d’imagination qui propagent par la mode les plus récentes façons de jouir et de souffrir, s’élaborent encore ici. Hors de Paris, les jeunes Lorrains ne seraient même plus des 'provinciaux', car il n’y a plus de provinces depuis cent ans, mais des 'départementaux'. ' Paris ! ', dit leur historien, 'le rendez- vous des hommes, le rond-point de l’humanité ! C’est la patrie de leurs vœux, le lieu marqué, pour qu’ils accomplissent leurs destinées. . .' Et il ajoute : 'Leur éducation leur a supprimé la conscience nationale, c’est-à-dire le sentiment qu’il y a un passé de leur canton natal et le goût de se rattacher à ce passé le plus proche. . .' "
Ils ont été pliés de bonne heure, soit par les circonstances, soit même par leurs maîtres, à cette conception. Au lycée, un "déraciné supérieur", leur professeur de philosophie, qui ressemble un peu à Burdeau, ne leur a enseigné qu’une patrie abstraite, une morale abstraite, un patriotisme abstrait, et tout cela donc sans rapports avec le milieu naturel et premier de ces jeunes gens, la Lorraine. M. Paul Bouteiller est kantiste. Il professe à la fois le vide de toutes les croyances et le devoir de croire au devoir. Le signe du devoir, c’est d’être universel et de pouvoir servir de type à la conduite de tout homme, quel qu’il soit et en quelques conditions qu’il se trouve. Voilà des leçons d’une apparence bien héroïque. Elles enseignent le mépris des préjugés héréditaires, des coutumes locales. Elles affranchissent, dit-on. Attendez. Par l’exemple de Bouteiller, l’auteur nous fera voir que ce ne sont point les systèmes qui sont héroïques, mais les âmes. Une morale généreuse, réduite à son propre pouvoir, permet seulement aux rhéteurs de manquer aux délicatesses de l’honnêteté, puis à ses lois essentielles, sans en sentir trop de remords ni discontinuer des grimaces sublimes. C’est une bonne préparation à l’hypocrisie. »
Charles Maurras, "Les Déracinés” , in L’Idée de la décentralisation
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