05/10/2018
L'action
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« Lassé des mots, lassé des livres,
Qui tiédissent la volonté,
Je cherche, au fond de ma fierté,
L’acte qui sauve et qui délivre.
Lassé des mots, lassé des livres,
Je veux le glaive enfin qui taille
Ma victoire, dans la bataille.
La vie, elle est là-bas violente et féconde,
Qui mord, à galops fous, les grands chemins du monde,
Dans le tumulte et la poussière ;
Les forts se sont pendus à sa crinière
Et soulevés, par elle et par ses bonds,
De prodige en prodige,
Ils ont gravi, à travers pluie et vent, les monts
Des démences et des vertiges.
J’en sais qui la dressent dans l’air
Les crins volant, sur ciel d’orage,
Avec des bras en sang et des affres de rage.
D’autres qui la rêvent profonde,
Comme une mer,
Dont l’abîme repousse et rejette les ondes.
J’en sais qui la veulent froide, mais obstinée,
Jaugeant, à coup de calculs clairs,
Le vague amas des destinées.
J’en sais qui l’espèrent vêtue
Du silence charmeur des fleurs et des statues.
J’en sais qui l’évoquent, partout,
Où la douleur se crispe, où la colère bout.
J’en sais qui la cherchent encore,
Après la nuit, pendant l’aurore,
Lorsque déjà elle est assise, au seuil
Abandonné de leur orgueil.
La vie en cris ou en silence,
La vie en lutte ou en accord,
Avec la vie, avec la mort,
Avec le bruit ou le silence,
Elle est là bas, sous des pôles de cristal blanc,
Où l’homme innove un chemin lent ;
Elle est, ici, dans la ferveur ou dans la haine,
De l’ascendante et rouge ardeur humaine ;
Elle est, parmi les flots des mers et leur terreur,
Sur des plages, dont nul n’a exploré l’horreur,
Elle est dans les forêts, aux floraisons lyriques,
Dont s’exaltent les monts et les fleuves d’Afrique,
Elle est, où chaque effort grandit
Onde à onde, vers l’infini,
Où le génie extermine les gloses,
Criant les faits, montrant les causes
Et préparant l’élan des géantes métamorphoses.
Lassé des mots, lassé des livres,
Je cherche en ma fierté,
L’acte qui sauve et qui délivre.
Et je le veux puissant et entêté,
Lucide et pur, comme un beau bloc de glace ;
Sans crainte et sans fallace,
Digne de ceux
Qui n’arborent l’orgueil silencieux
Loin du monde, que pour eux-mêmes.
Et je le veux trempé, dans un baptème
De nette et claire humanité,
Montrant à tous sa totale sincérité
Et reculant, en un geste suprême,
Les frontières de la bonté.
Ô vivre et vivre et se sentir meilleur
À mesure que bout plus violent mon cœur ;
Vivre plus clair, dès qu’on marche, en conquête,
Vivre plus haut encor, dès que le sort s’entête
À dessécher la force et l’audace des bras ;
Rêver, les yeux hardis, à tout ce qu’on fera
De pur, de grand, de juste, en ces Chanaans d’or,
Qui surgiront, quand même, au bout du saint effort,
Ô vivre et vivre, éperdument,
En ces heures de solennel isolement,
Où le désir attise, où la pensée anime,
Avec leurs espoirs fous, l’existence sublime.
Lassé des mots, lassé des livres,
Je veux le glaive enfin qui taille
Ma victoire, dans la bataille.
Et je songe, comme on prie, à tous ceux
Qui jaillissent, héros ou Dieux,
À l’horizon de la famille humaine ;
Comme des arcs-en-ciel prodigieux,
Ils se posent, sur les domaines
De la misère et de la haine ;
Les effluves de leur exemple
Pénètrent l’air, les murs, les clos, les temples,
Si bien que la foule, soudain,
Voulant aimer, voulant connaître
Le sens nouveau qu’impose, avec hauteur, leur être,
Aux attitudes du destin,
Déjà sculpte son âme à leur image,
Pendant que disputent et s’embrouillent encor,
À coups de textes morts
Et de dogmes, les sages.
Alors, on voit les paroles armées
Planer sur les luttes et les exploits
Et, clairs, monter les fronts et vibrantes, les voix
Et — foudre et or — voler au loin les Renommées ;
Alors, aussi, ceux qui réchauffent leur âme,
À l’incendie épars des souvenirs,
Tendent les mains et saisissent l’épée en flamme
Et en éclairs vers l’avenir ! »
Émile Verhaeren, "L'action" in Les visages de la vie
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