Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/05/2019

La linea della fortuna

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Corto Maltese était resté debout ; il lança un coup d'oeil rapide à sa mère et un autre moins discret vers la porte fermée de la pièce d'où provenaient les rires des filles qui essayaient des robes tout juste arrivées. La Niña lui fit signe de s'asseoir à côté d'Amalia et il obéit. Celle-ci avait cessé de battre les cartes.
"Fais-moi voir ta main gauche !"
Le garçon lui tendit la main en la regardant avec curiosité. Il observait les boucles d'oreilles — deux longues chaînes terminées par un petit oiseau —, les peignes d'écaille qui retenaient les cheveux gris crépus, les colliers et les bracelets d'or chargés d'amulettes qui tintaient continuellement.
Amalia lui prit la main gauche et l'examina en silence. Puis elle leva les yeux et resta ainsi, longuement, sans dire un mot ; Corto résista malgré le malaise que lui causait ce regard insistant. Il pensa aux yeux verts de la Petenera, à leur expression amoureuse et à celle, cruelle et froide, de la femme décidée à se venger.

"Corto, tu savais que dans ta main il manque la ligne de chance ?"

La Niña sentit un frisson glacé lui parcourir le dos, puis les filles ouvrirent grande la porte et envahirent la pièce. Leur bonheur était contagieux, l'atmosphère de malaise se dissipa aussitôt. Corto retira sa main et sortit.
Il monta l'escalier et entra dans la chambre qui avait été celle de ses parents lorsqu'ils vivaient ensemble. Sur le bureau massif se trouvait le modèle d'un ancien voilier dans une bouteille ; une petite plaque indiquait "Résolution 1768". A côté d'un compas de cuivre éclatant, une bouteille de whisky et un étui de cuir. C'était tout ce qui lui restait de son père à la barbe fauve qui lui souriait dans un portrait jauni accroché au mur, un bras autour des épaules de la Niña. Il portait une date : Gibraltar 1887.

Corto prit l'étui de cuir et l'ouvrit, il était doublé de velours, un beau velours bleu, et contenait sept rasoirs. Sous chaque rasoir était brodé le nom d'un jour de la semaine. Ils étaient tous très beaux et tous différents : celui du lundi était en cerisier roux,au mardi correspondait une ronce de noyer marquetée, celui du mercredi était en os blanc poli et repoli. Le rasoir du jeudi avait un manche précieux d'écaille, celui du vendredi était en acier resplendissant. Les plus précieux étaient sans aucun doute ceux du samedi et du dimanche : tous deux étaient en argent, mais alors que le premier était absolument lisse, le second était gravé d'une magnifique scène de chasse au renard où plusieurs chevaux suivaient une meute de chiens.
Ce jour-là était un samedi et Corto prit le rasoir lisse en argent, il le frotta pour faire disparaître l'oxydation noire du temps et après l'avoir ouvert il en essaya le fil : il était parfait. Il l'empoigna de la main droite. La lame scientilla. Il ouvrit la main gauche et sans la moindre hésitation il y dessina un long sillon profond. Il se sentit faiblir, tout devint confus et il s'évanouit.

Il fallut beaucoup de temps avant que la blessure ne se referme, mais désormais Corto Maltese avait une longue et belle ligne de chance. »

Hugo Pratt, Corto Maltese — La Ballade de la mer salée

 

 

 

21:59 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.