21/04/2020
Coronavirus : "Des milliers d'entrepreneurs seront sacrifiés à notre affolement devant ce retour de la mort"
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
Robert Redeker
Philosophe, auteur notamment de L'école fantôme (Descléee de Brouwer, 2016) et L’Eclipse de la mort (éditions Desclée de Brouwer, 2017).
Robert Redeker estime que nous avons choisi l'irrationalité économique par peur excessive de la mort, dont nous pensions nous être débarrassés.
L’aspect le plus frappant du moment historique que nous traversons tient dans le sacrifice de l’économie. Extrémisme sanitariste, la politique du confinement généralisé – outre qu’elle place 68 millions de Français dans une sorte de garde à vue à domicile, accompagnée d’une assignation à résidence, infantilisés sous une sorte de loi des suspects, et tenus pour des délinquants potentiels – est appelée à engendrer des conséquences économiques dramatiques. Tout le monde les décrit, personne n’en énonce le sens.
Le sacrifice économique
On allait le répétant, en le regrettant parfois, en s’en félicitant souvent, sur tous les tréteaux : l’économie - le profit, la concurrence, la rentabilité, la finance, les premiers de cordée, les start-ups – est l’alpha et l’oméga des sociétés contemporaines, vouées, à des degrés divers, au néolibéralisme. L’on se rendait compte que ses impératifs guidaient les décisions des dirigeants politiques. L’on voyait la politique plier le genou devant l’économie, servant les intérêts de la bourse et de la finance. L’on apercevait les politiciens cherchant l’adoubement des marchés. L’on poussait le raisonnement jusqu’à regarder les gouvernements comme des chambres d’enregistrement plus ou moins discrètes des volontés et intérêts, du désir de puissance, des entreprises multinationales, de la banque et de la finance. L’on disait la planète inféodée à une seule idéologie : l’économisme. Mammon était Dieu, Wall Street son prophète, et les chefs d’Etats ses pontifes. Et l’on n’avait pas tort ! Mieux : et l’on était dans le vrai ! L’on supposait cette constellation éternelle. Comme l’on imaginait au milieu des années 1980 encore, éternelle l’URSS.
Ce confinement planétaire est d’un point de vue économique, irrationnel. Il marque le triomphe de la déraison économique
L’imagination qui se prenait pour le savoir historique était, suivant sa nature, selon les mots mêmes de Pascal, "maîtresse d’erreur et de fausseté". Arriva un virus, une protéine enveloppée de lipide, un infiniment petit, et voici qu’aux risques d’un effondrement généralisé, des pans entiers de l’économie se lézardent à cause du confinement décrété pour nous protéger contre cet ennemi lilliputien. Et voici que la dette publique, ce péché absolu d’hier matin, explose ! Et voici que l’on voue au dépôt de bilan la plupart des cafés et des restaurants, qui sont ce que notre pays a de plus précieux. Oh oui, l’admirable André Daguin, mousquetaire au service de notre art de vivre, a bien fait de mourir quelques semaines avant cette débâcle ! Et voici que les avionneurs à leur tour sont condamnés à réduire leur voilure.
Une violente récession résulte de ce confinement : les faillites d’entreprises, le chômage de masse, la paupérisation, menacent de se développer, sans que l’on puisse en cerner à l’avance les conséquences politiques. Il n’est pas impossible qu’en réponse à cette dépression économique, causée par le gel volontaire des activités économiques, des émeutes de désespoir, répliques de celles que connut la France au moment de la révolte des gilets jaunes, enflamment l’Europe l’hiver prochain. Le confinement est la mise de toute l’économie planétaire sur la touche "stand-by". Comme réponse au Covid-19, cette épidémie mondiale, ce confinement planétaire est d’un point de vue économique, irrationnel. Il marque le triomphe de la déraison économique.
Retour de la mort
Cette déraison plonge sa justification dans notre désaccoutumance à la mort. Eclipsée de nos sociétés, qui sont celles, comme l’a vu Paul Yonnet, du "recul de la mort", reléguée dans ses marges, refoulée, son retour sur la scène publique constitue le plus violent des chocs. Hier encore, nous vivions dans l’euphorie de l’éternité procurée par la consommation, dans le présentisme qu’elle génère, la vue des morts n’étant réservée qu’à quelques professions. La combinaison de l’effacement des grands récits, métaphysiques, religieux, ou politiques, et l’expansion de l’euphorie consumériste renforcée par l’optimisme digital, dans laquelle nous trouvions un semblant de bonheur, "les jours heureux" évoqués par Emmanuel Macron, fonctionnait en réalité à la façon de la censure dans la théorie freudienne de l’inconscient. Elle était censure collective.
Censure de la souffrance, de la maladie, et de la mort – nos fidèles compagnes depuis les origines. Le résultat de ce refoulement claque : nous sommes incapables de donner un sens à la mort, nous voici égarés à la folie par notre désarroi devant son retour. Le covid-19 oblige à un retour du refoulé. Nous répondons par une pathologie psycho-économico-sociale à la pathologie biologique du virus. La mise entre parenthèses de la liberté et les destructions imposées à l’économie signent la pathologie de ce retour du refoulé.
Politique de la terre brûlée, rien n’assure que cet holocauste soit propre à faciliter le retour des "jours heureux"
On ne peut en rendre compte qu’en recourant à la théorie religieuse du sacrifice. La prospérité économique est sacrifiée pour conjurer la mort. Des milliers de petits et moyens entrepreneurs seront sacrifiés à notre affolement devant ce retour de la mort. Les petits cafés et restaurants mourront, Starbucks prendra leur place. Le confinement mortel pour l’économie est comparable à un autel offert au sacrifice. Ici comparaison est raison. Nous répliquons par la mort économique à ce déroutant retour de la mort, échangeant la mort socio-économique contre la mort biologique, espérant échapper à la seconde en réussissant la première.
La plupart des sociétés ont sacrifié des animaux, qui étaient souvent d’une grande valeur pour elles, parfois même des hommes, à leurs dieux improbables, tantôt pour attirer la pluie, tantôt pour éloigner (déjà) une épidémie, ou pour obtenir la fécondité des récoltes et des femmes, si ce n’est la victoire à la guerre, quand la nôtre, dans un geste analogue, sacrifie une partie importante de son économie. Nous offrons notre prospérité économique en sacrifice à des divinités siégeant dans notre inconscient collectif, pour qu’elles nous épargnent la mort. Pour qu’elles éloignent la mort de nos yeux.
Il faut comprendre ce coma artificiel de l’économie causé par le confinement comme une destruction sacrificielle. Ce n’est pas pour attirer la pluie que nous acceptons ce sacrifice, mais pour ne pas voir la mort et conjurer toutes les questions qu’elle nous pose. Quand le tragique nous rappelle à son souvenir, nous place sous les yeux la réalité de la condition humaine, le sacrifice archaïque, de type religieux, revient avec lui.
Réponse-réflexe, réponse de panique collective, politique de la terre brûlée, rien n’assure que cet holocauste soit propre à faciliter le retour des "jours heureux".
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SOURCE : Marianne
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