06/03/2021
L’art comme épluchage
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« Lundi, école d’art de Caen. On m’a demandé d’expliquer pourquoi la bonté me paraissait plus importante que l’intelligence ou le talent. J’ai fait de mon mieux, j’ai eu du mal : mais je sais que c’était vrai. Ensuite j’ai visité l’atelier de Rachel Poignant, qui utilise des moulages de différentes parties de son corps. Je suis tombé en arrêt devant de longues lanières recouvertes du moulage d’un de ses tétons (le droit ? le gauche ? je ne sais plus). Par la consistance caoutchouteuse, par l’aspect, cela évoquait franchement des tentacules de pieuvre. Pourtant, j’ai assez bien dormi.
Mercredi, école d’art d’Avignon, pour une "journée du ratage" organisée par Arnaud Labelle-Rojoux. Je devais parler de l’échec sexuel. Les choses ont démarré presque gaiement, par une projection de courts-métrages réunis sous le titre de Films sans qualités : les uns hilarants, les autres étranges, parfois les deux (je crois que la cassette tourne dans différents centres d’art ; il serait dommage de la manquer). Puis j’ai vu une vidéo de Jacques Lizène. La misère sexuelle le hante. Son sexe dépassait d’un trou ménagé dans une plaque de contreplaqué ; il était enserré dans un nœud coulant par une ficelle servant à l’actionner. Il l’agitait lentement, par secousses, comme une marionnette molle. J’étais très mal à l’aise. Cette ambiance de décomposition, de foirage triste qui accompagne l’art contemporain finit par vous prendre à la gorge ; on peut regrette Joseph Beuys et ses propositions empreintes de générosité. Il n’empêche que le témoignage porté sur l’époque est d’une précision éprouvante. Toute la soirée j’y ai pensé, sans pouvoir échapper à ce constat : l’art contemporain me déprime ; mais je me rends compte qu’il représente, et de loin, le meilleur commentaire récent sur l’état des choses. J’ai rêvé de sacs poubelles débordant de filtres à café, d’épluchures, de viande en sauce. J’ai pensé à l’art comme épluchage, aux bouts de chair qui restent collés aux épluchures.
Samedi, rencontre littéraire dans le Nord de la Vendée. Quelques écrivains "régionalistes de droite" (on reconnait qu’ils sont de droite à ce que, parlant de leurs origines, ils aiment à signaler un ancêtre juif à la quatrième génération ; ainsi chacun peut constater leur largeur d’esprit). Sinon, comme partout, public très divers : aucun autre point commun que la lecture. Ces gens vivent dans une région où le nombre de nuances de vert est infini ; mais, sous le ciel parfaitement gris, toutes les nuances de vert s’éteignent. On a donc affaire à un infini éteint. J’ai pensé à la course des planètes après la fin de toute vie, dans un univers de plus en plus froid, marqué par l’extinction progressive des étoiles ; et les mots de "chaleur humaine" m’ont presque fait pleurer.
Dimanche, j’ai repris le TGV pour Paris ; fin des vacances. »
Michel Houellebecq, Interventions 2020
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