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27/07/2021

Zeus

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Nous voici donc à Égine, île depuis longtemps pourrie par les promoteurs immobiliers et le cancer touristique. Olympie, en 2007, a été cernée par un incendie furieux qui a pourtant épargné le temple de Zeus, et l’état islamique menace de détruire Palmyre. Nous, demain, on va monter vers une ruine grandiose, plus vivante que jamais. Lisa, ce soir, est très silencieuse.

Le temple d’Athéna Aphaia s’est longtemps appelé seulement d’Athéna, avant qu’on lui ajoute "Aphaia", divinité mystérieuse, dont le surnom est "l’invisible". Athéna se déploie dans des apparitions multiples, Aphaia reste en retrait. Le temple pourrait ainsi être nommé le "visible-invisible", sanctuaire du jour et de la nuit. Le ciel est très bleu, le soleil brille.

Et voici l’événement : un éclair en plein jour, un coup de foudre sans le moindre orage. C’est stupéfiant et très bref. Zeus vient de parler, on est traversés par cet éclat, on en pleurerait de joie. Il est donc toujours là le vieux Zeus, "l’assembleur de nuées", le père ? On est pétrifiés, on ne bouge pas, on se tait. Et puis Lisa, qui a déjà vu ça dans son enfance, murmure : "C’est très rare." Je lui serre la main, tout est tranquille. Je pense que l’éclair vient d’un repos profond, insondable éclat d’harmonie complète. Platon, trahi par son tyran de Syracuse, a passé un certain temps en exil à Égine. Je me demande s’il a vu ça. Platon, peut-être pas, mais Heidegger, oui, comme le prouve son intervention sur la formule d’Héraclite "la foudre gouverne l’univers". Il dit tout à coup : "Je me souviens d’un après-midi lors de mon séjour à Égine. Brusquement, j’ai perçu un éclair unique, qui n’a été suivi d’aucun autre. J’ai pensé : Zeus."

Ce n’est pas mon premier contact avec la foudre. J’ai 12 ans, je suis seul à la campagne dans une grande maison, la foudre tombe dans le jardin, et, par la fenêtre ouverte, entre dans la pièce où je suis. C’est une boule de feu qui monte et descend le long d’un rideau. Je suis là, debout, elle va me consumer sur place. Je suis dans une angoisse folle (la plus folle de ma vie), mais cette irruption d’or brûlant compact est d’une beauté incroyable. C’est une planète qu’on pourrait saisir dans la main. Dix secondes d’enfer, et la voilà qui sort et disparaît dans les arbres, sans que le rideau ait pris feu. Je me jette sur un divan, je ferme les yeux, j’ai compris. Quoi ? Aucun mot pour le dire. Mon corps, ou plutôt mon cadavre aurait pu être le héros d’une information locale. "Orage tragique : un jeune garçon foudroyé près d’une fenêtre, chez lui."

Après ce coup de foudre à Égine, on est rentrés à Athènes, d’où Lisa devait prendre un avion pour un concert à Berlin. Je la revois à Paris où elle vient de temps en temps. Un soir, à dîner, je lui ai demandé si elle avait repensé à Égine. Elle m’a regardé, et m’a dit simplement avec un sourire : "Tu n’as pas remarqué que, depuis, je joue mieux ?" »

Philippe Sollers, Beauté

 

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