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10/02/2022

La Lune dans le Champ-de-Mars

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Pour moi personnellement, qu'il s'agisse des hommes ou des femmes, s'il y a quelque chose qui m'étonne encore, c'est qu'on s'étonne encore de quelque chose. On viendrait me dire demain matin que la Lune est tombée, la nuit, dans le Champ-de-Mars, que tous les Parisiens y courent et qu'il y a déjà des trains de plaisir organisés en province pour venir voir ça, que je me dirais : "c'est possible" et que je me tiendrais au courant des nouvelles. Il y aurait évidemment des incrédules de parti pris, des sceptiques, de ces gens qui tranchent de tout, qui nieraient le fait, sans se déranger, et qui croiraient avoir répondu irréfutablement, en montrant le soir la Lune, à sa place accoutumée ; n'importe ; il y aurait aussi d'autres gens qui croiraient au phénomène ; il y en aurait même qui l'auraient vu, et, avant de prendre fait et cause pour ou contre, un homme judicieux ferait bien de chercher de quel côté est son intérêt.

Une chose impossible dite résolument et hardiment devant beaucoup d'imbéciles a bien des chances d'être vraie un jour. Attendez seulement trois ou quatre-cents ans et regardez. Évidemment la Lune n'aura pas cessé de se balancer ou de courir dans le ciel, comme un globe de lampe à gaz, selon que la nuit sera claire ou nuageuse, évidemment on dira toujours en revoyant le premier quartier : "C'est aujourdhui nouvelle lune, il faut espérer que le temps va se mettre au beau" ; évidemment il y aura encore des gens qui la regarderont avec de grands télescopes, convaincus que c'est et que celà restera le meilleur et le seul moyen de la voir de plus près ; mais il s'en trouvera aussi pour dire : "Quand on pense qu'en 1885, elle est tombée à Paris dans le Champ-de-Mars ! J'aurais bien voulu être là !" Et à ceux qui voudraient nier, les convaincus répondraient : "Pourquoi pas ? Dieu est-il tout puissant ? — Oui, répondraient les autres. — Est-ce lui qui a fait la Lune ? — On le dit. — On le dit ; on le dit, ce n'est pas répondre. S'il est tout-puissant, il a tout fait, et s'il a tout fait, il a fait la Lune comme le reste, c'est bien clair. Fait-il opérer à la Lune tous les jours, en vingt-quatre heures, son évolution autour de la Terre et depuis des milliers d'années ? — C'est certain. — Eh bien, il est autrement difficile de faire la Lune et de la faire tourner autour de la Terre avec cette rapidité-là, que de la laisser tomber tout bonnement dans le Champ-de-Mars ou autre part si cela lui plaît. — Mais. — Dites-moi que vous ne croyez pas en Dieu, c'est bien plus simple. — Je ne dis pas celà. — Alors où est la preuve qu'il n'a pas fait ce miracle comme tant d'autres, puisqu'il y a de très honnêtes gens qui l'affirment, qui l'ont vu et qui l'ont relaté immédiatement ? Ce qui est extraordinaire c'est qu'il ne l'ait pas fait plus tôt, ne fût-ce que pour fermer la bouche aux mécréants de votre espèce. Ah ! si j'étais le Bon Dieu, moi, je vous en ferais voir bien d'autres."

Quand on en serait arrivé à ce genre d'arguments, nombre de gens qui n'en croiraient cependant pas un mot, finiraient par ne plus rien objecter. Et si, pour des raisons dont ils n'ont pas à rendre compte, ils avaient mis leurs enfants dans des écoles où l'on eût besoin que le fait de la chute de la Lune sur la Terre fût consacré, quand les professeurs de ces écoles interrogeraient ces enfants et leur demanderaient : "Que s'est-il passé de mémorable en France, l'an 1885 ?", les enfants, sous peine d'être refusés à leurs examens, répondraient : "La Lune est tombée à Paris dans le Champ-de-Mars". Et le dimanche, les parents, en entendant celà, ne les contrediraient pas, toujours à cause des raisons excellentes qu'ils auraient pour que leurs enfants reçussent ce genre d'instruction "dont les avantages sont, somme toute, supérieurs aux inconvénients". Et ils feraient signe à certaines personnes présentes qu'ils verraient un peu ahuries, de ne rien dire, parce qu'on doit respecter les convictions de tout le monde, et qu'en définitive, il faut croire à quelque chose.

Maintenant, supposons, par impossible, que la forme du gouvernement de la France ne soit plus, à cette époque-là, ce qu'elle est aujourdhui, et que ce nouveau gouvernement, armé de toutes les foudres nécessaires, divines et humaines, juge bon, surtout après les désordres et les désastres où nous aurait jetés le libre examen, d'imposer à tout le monde, comme article de foi, et sous peine de mort, cette tradition de la chute de la Lune, il y aurait toujours et tout-de-même des gens qui recommenceraient à dire : "Non, non, non, la Lune n'est pas tombée dans le Champ-de-Mars en 1885 ni en aucune autre année. J'offre d'en faire la preuve scientifique, et vous pouvez me couper la tête tant que vous voudrez, je n'en démordrai jamais." Voilà donc un fait absolument impossible qui pourrait néanmoins être affirmé par les uns et nié par les autres, parce qu'il n'y a pas une ineptie sur laquelle les hommes ne soient prêts à discuter éternellement. »

Alexandre Dumas (fils), Une volée de paradoxes

 

 

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