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27/02/2022

Traduction

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Bonne occasion pour l’examen de sa propre langue "par le dehors" que cette situation où nous pouvons constater que quelqu’un s’étonne de ce qui nous a étonné, mais d’une autre façon que nous ne l’aurions fait. Bonne occasion d’autant plus si, traducteurs nous-mêmes, nous avons vécu de par l’autre bout ce qui distingue sa langue de la nôtre. Et comme cette situation est la mienne, puisque j’ai traduit de l’anglais Yeats, Shakespeare, et que j’ai été traduit à mon tour — et tout aussi bien pour des vers que pour la prose — dans la langue de Yeats et de Shakespeare, j’ai donc le sentiment que quelque réflexion m’est possible : et aussi celui d’une responsabilité qu’il faudrait bien que j’assume, dans la mesure de mes moyens. Le sentiment, même, d’un devoir.

Un devoir ? Certes, car ce qui sépare les nations n’est pas sans danger, or ce ne sont pas tellement les expériences de la sensibilité ou de la pensée qui se refusent d’une culture à une autre. Sans doute la beauté comme l’entendait un chinois de l’époque Ming, ou l’humour anglais, ou l’ironie en France sont-ils plus faciles à apprécier par ceux qui les ont connus dès l’enfance, mais quand ils sont expliqués on y accède partout, pour l’essentiel : ce qui reconduit aux problèmes fondamentaux des rapports de langue, et à chercher l’articulation conceptuelle qui permettra à "l’autrement parlant" de nous apparaître.

Et quand on sait qu’il faut en rester à ce plan, on doit alors prendre garde que ce qui y compte le plus, c’est moins la particularité des concepts, en fait jamais repérables d’aucune langue à une autre, que la façon dont on les emploie : cet emploi résultant dans chaque pays d’habitudes, peu facilement repérables, qu’a contractées la parole au cours des siècles. Les sociétés ne se heurtent pas à propos d’opinions, de pensées élaborées, de valeurs — toujours contredites d’ailleurs au lieu même où elles se forment — mais sur la façon dont elles sont exprimées. C’est le discours, et non son contenu, qui irrite. C’est ce que la parole a de spontané, de non-perçu, de non-contrôlé, qui cause la mésentente, et non ce qu’elle a de réfléchi. Et il convient donc, c’est certainement un devoir, de prendre garde à ce spontané, quand un traducteur, par exemple, nous montre, en se découvrant lui-même à nos yeux, des aspects de ce que nous sommes. »

Yves Bonnefoy, La petite phrase et la longue phrase

 

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