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31/05/2022

Le dégénéré

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Ça nous étonnait drôlement, Ollier et moi, qu'un critique d'art sache si bien manier la psychologie. Mais lui trouvait ça tout à fait normal, il disait que c'était la base du métier, il faisait le modeste, minimisait sa science. Quarante ans qu'il écumait les galeries. Il en avait vu des artistes... Certains faisaient caca dans des boîtes de conserve, d'autres balançaient des crucifix dans du pipi, d'autres encore tranchaient des animaux pour les jeter putrescents dans du formol. Du coup il s'était plongé dans Magnan, Morel, Lombroso, Nordeau. Il lisait et relisait l' "Entartung" ! Faure ne lui servait à rien du tout ! La beauté païenne de la Pietà ne lui était d'aucun secours ! Toutes ces années perdues sur les bancs de la faculté d'histoire de l'art ! Il s'était lancé à corps perdu dans l'étude de la psychopathologie. Du lourd, de l'objectif, de l'apte à comprendre Damien Hirst. Il estimait que la véritable critique d'art consistait dorénavant à mesurer le crâne des artistes, vérifier leurs lobes d'oreilles, examiner le rapprochement des yeux... Bien sûr, ça lui avait fermé les portes des magazines. Exclu du circuit ! Tricard en galerie ! Critique au chômage ! Il s'énervait.
— Le prix de l'indépendance ! il gueulait, le prix de l'indépendance ! l'hélix de l'oreille non ourlé ! La position des dents ! Le nombre de doigts ! L'unique vérité !

Sa grande idée, c'était la dégénérescence ; il la traquait partout. Il disait qu'elle seule expliquait l'époque, l'attrait quasi magique pour le fécal et le viscère. Il était fasciné par le sadomasochisme destructeur qui avait envahi l'art, plaisir de la contamination, joie de salir, jouissance de déchu. Il y voyait un vieux souvenir enfoui, une sensation obscure de faute, et une vengeance. Souvenir de quand l'homme était grand ; faute dans le renoncement à une conception supérieure de la vie ; vengeance par la dégradation, la destruction de soi.
Il tenait absolument à nous expliquer ce qu'était un dégénéré. Il se frottait le menton, se faisait professoral et didactique, brillant, ça on peut le dire ! Il a bu une gorgée de bière, réajusté son noeud papillon, levé l'index.
— Voyez-vous, mes chers nouveaux amis, le dégénéré est très sensible, très émotif et très excitable ; ce sont des stigmates. Il est souvent pris du besoin de sangloter. Comme ça, sans raison, il sanglote. Il est également impulsif. Il s'exalte soudain pour une idée creuse, ça l'euphorise, ça l'excite, ça le saoule pourrait-on dire, mais ça ne dure jamais longtemps, hihihi.
Il a haussé le ton.
— J'affirme que le dégénéré est totalement dépourvu de volonté. Effrayé par l'action ! Impuissant dans l'agir ! Après des phases d'excitation malsaine, il retombe ainsi très vite dans un état d'adynamie : j'ai nommé le dégoût de soi et des autres, l'abattement, la mélancolie, la masturbation frénétique...
On acquiesçait, Ollier et moi.
— En outre, je tiens de source sûre que le dégénéré adore la rêverie creuse. Du fond de son lit, parfois drogué, il se prend à adorer l'humanité, il en pleure de tendresse, cultive des tas de projets pour améliorer le monde, tous plus absurdes les uns que les autres. Parfois même, tandis qu'il rêvasse ainsi, son voisin de palier agonise faute de soins, hihihi.
On a ri avec lui. J'ai bourré l'épaule de Fanfan. Bertrand de la Bassefosse continuait son portrait.
— Un autre stigmate qui ne doit pas tromper, et je vous demanderai de bien le noter, c'est que le dégénéré aime à se pâmer devant les criminels et les délinquants de toutes sortes, et plus généralement devant les rebuts de la société. Jeter un bandit en prison le peine profondément. Voir un policier arrêter un voyou le révulse.
Il a bu une longue gorgée de bière.
— Mais le dégénéré, mes chers nouveaux amis, n'est finalement obsédé que par une chose : lui-même, au point de sombrer dans la confusion mentale. Il aime attirer l'attention par n'importe quelle excentricité : vestimentaire, comportementale, artistique. Il méprise la morale traditionnelle, n'a aucun sens de ce qui se fait et qui ne se fait pas, n'a aucune convenance, aucune pudeur... Et pour achever mon bref exposé, j'ajouterai qu'il habite généralement les grandes villes, est atteint par la folie d'acheter, s'adonne parfois à l'art ou à l'écriture et bénéficie d'un certain pouvoir d'achat. Je vous remercie de votre attention. »

Olivier Maulin, Gueule de bois

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