06/07/2022
"Et encore, on n’en est qu’au début", disait Pipoute-Pipoute
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« Tous les ans, un cran de ceinture en moins ? Y a plus de pognon ? Oui mais « pourquoi de plus en plus de milliardaires ? Oui mais pourquoi un PIB qui gonfle ? Oui mais pourquoi de plus en plus de pauvres ? Où va le nougat ? Pourquoi c’est nous qu’on paie la crise ? Pourquoi les banques renflouées de plusieurs milliards ? Le bon business : profit privatisé, pertes socialisées ? Ne nous prendrait-on pas pour des jambons ? Voilà le genre de questions que l’abruti pourrait se poser. Tu parles d’une guigne… En discuter dans les bistrots… Se monter le bourrichon… Et pourquoi pas, horreur absolue, cauchemar d’épouvante, pire qu’une catastrophe nucléaire : virer populiste ! Rien que le mot, ça lui faisait sortir les sels à la baronne ! Au Siècle, on en chiait mou dans les culottes ! Pour pourrir l’ambiance, il n’y avait pas mieux ! Tout le reste, ça les faisait franchement rigoler : "Mon véritable ennemi n’a pas de nom", "L’argent qui corrompt tout", l’interdiction de 0,00001 % des activités toxiques des banques, "L’autorégulation exigeante des salaires patronaux", la guerre aux paradis fiscaux, etc., si ça les faisait se bidonner ! Ils en chialaient, en rotaient, en pétaient d’aise… Dans une soirée, pour mettre de l’ambiance, il y avait toujours un petit plaisantin pour reprendre la plus énorme des blagues, celle dont on ne se lassait jamais : "Nous avons mis fin au scandale des paradis fiscaux" ! Succès assuré ! N’en reste plus qu’un tout petit bout de nougat : 25 000 milliards ! Une bagatelle ! Le rire fait monter et descendre le muscle qui sépare la cavité thoracique de l’abdomen et augmente l’oxygénation du sang, excellent contre l’hypertension. Contre les inflammations articulaires. Le rire fait vivre vieux, ne faut s’en priver. 25 000 milliards de nougats ! Mais au simple mot de "populisme", fini la rigolade ! Les muscles se figeaient, hormis le sphincter qui ne répondait plus de rien ! Les imaginations s’emportaient… image horrifique, de celles qui hantent les nuits : des petites mains à l’infini en train de tresser des cordes de chanvre. "Ils sont des millions, on est quelques centaines, il faut jouer finaud, les gars" : le mot d’ordre. Obligation d’être malin, comme nous l’a enseigné Darwin. Alors, tu parles si on l’avait trouvée, la réponse : ferme ta gueule et allume TF1 ! Divertis-toi ! Variétoche, téléréalité, culture, documentaire, art, subversion, film d’auteur, paire de loches, y en a pour tous les goûts. Profite de la petite camisole sympa qu’on a concoctée exprès pour toi : travailler, dormir, regarder la TV, débrancher ton cerveau, elle est pas belle ta vie, crevard ? Les bombarder d’images, les abrutir, les réduire à des émotions de petits zenfants. Fini idées, esprit critique, "oui mais quand même", "vous êtes sûr que ?", "un truc qui cloche" : émotions ! La gueule ouverte devant le poste, les émotions ! Le vrai, le faux, le bien, le mal ? Va chier ! Sympa/pas sympa, cool/pas cool, idée généreuse/idée nauséabonde, et circulez. Poste sacré au centre de tout, pouvoir magique, créateur d’ordre : sans télé, tout s’écroule, les hommes vont au bistrot, les banquiers sont pendus.
Pour le reste, faisons confiance à la pub, disait Pipoute-Pipoute. Il n’avait pas de mots assez doux pour la pub, il la révérait à l’égal d’un dieu, il était en extase devant elle ; il lui devait tout, sa situation, son argent, sa tranquillité, la stabilité sociale. "Plus grande manifestation du génie des hommes", il l’appelait. Son héros était Marcel Bleustein-Blanchet, bienfaiteur de l’humanité ! Il se faisait lyrique, enjoué, romanesque ; la baronne avait des frissons. Il lui expliquait qu’on avait réussi grâce à la pub à faire désirer aux pue-la-merde ce qu’on avait programmé pour eux dans notre seul intérêt. Pas de matraque, pas de camp, pas de violence. Et on leur laisse croire qu’ils sont libres par-dessus le marché ! C’est génie ou c’est pas génie ? Venez consommer librement les petits pioupious, c’est vous qui décidez de tout… La baronne commençait à piger ; elle s’est mise à mouiller ! Transformer leurs désirs en besoins ! Les rendre compulsifs, dépendants du bonheur dans l’achat ! Un coup de déprime ? Lèche une vitrine, connasse ! Génie, oui, je l’affirme ! Grâce à la pub, ils avaient renoncé à produire eux-mêmes ce dont ils avaient besoin et ils étaient heureux ! Contents de bouffer de la merde de cheval surgelée !
Ravis de s’empoisonner de raviolis aux os broyés, nerfs et tendons ! Guillerets de préparer des purées en flocons ! Éplucher une patate ? Plus le temps ! Trop de boulot ! Mais je m’éclate, rassurez-vous ! J’abandonne mes enfants tous les jours à des nourrices inconnues, je pue des bras à cause du stress, je donne du poison à mon bébé mais je suis bien plus épanouie qu’au treizième siècle, hihihi ! Et puis, je pars en week-end à l’étranger et je finirai en maison de retraite tout confort. La pub, meilleur dressage de l’histoire de l’humanité ! Tout en douceur, en cajolerie, lait maternel et régression ; pornographie pour impuissants, les exciter un peu, qu’ils s’imaginent être vivants… Le choix pour les rebelles : choisir une autre marque. En séchant leur imaginaire, c’est leur perception du monde qu’on a détruite ; en détruisant leur perception du monde, c’est la possibilité de le changer qui s’est éteinte. La boucle est bouclée, la cage verrouillée. La pub est révolutionnaire, réactionnaire, insaisissable, impossible à combattre ; elle seule a enfin réussi à mater l’homme ; pour Pipoute-Pipoute, elle était Dieu himself. La baronne chialait à grandes eaux. Elle était en pleine crise mystique… Les sert-à-rien, ça l’effrayait, ça l’écœurait, ça l’excitait pardi ! Au fond, ce qu’elle aurait voulu du fond de sa haine, c’était finir battue, violée, compissée par la populace au gros zob puant ! Finir pendue par les pieds comme un jambon fumé ! La haine !
"Et encore, on n’en est qu’au début", disait Pipoute-Pipoute. Les neurobiologistes travaillent pour nous ! La science est avec nous ! Les analyses en imagerie cérébrale vont bientôt influencer les décisions d’achat de manière plus rationnelle et précise… On a repéré les signaux visuels, sonores, olfactifs qui déclenchent l’envie… Vous êtes foutus ! On a détecté la zone cérébrale de la récompense… Vous ne nous échapperez plus ! On a enfin trouvé le "buy button" ! Zombie achètera quand on lui dira, ce qu’on lui dira, où on lui dira, et après il aura le droit d’aller voter ! Le salut par "buy button" ! Alors, génie ou pas génie, nom de Dieu. »
Olivier Maulin, Gueule de bois
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