08/07/2022
Les lapins, les guerres et les emmerdements
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« Pépé Alphonse était énorme, plus de 150 kilos. Il se déplaçait et travaillait lentement, le plus souvent à genoux. Se lever était toute une affaire, il fallait appuyer de ses deux mains sur un genou et se hisser en grimaçant, le plus souvent sans appui. Il avait ainsi pris l’habitude de se déplacer à quatre pattes dans son jardin. De la fenêtre de la cuisine, Mme Primavera, qui s’occupait des chambres d’hôte, des courses, des repas et du ménage, le voyait parfois sortir d’un massif à pas lents, se dandiner au ralenti sur ses quatre pattes, comme une grosse tortue, avant de disparaître derrière des bégonias. Le soir, il se dirigeait vers le puits, s’y agrippait à deux mains et se hissait péniblement. L’opération durait trois bonnes minutes. Ensuite, il rentrait par la cave sur ses deux pattes en se frottant le bas du dos, il retirait ses bottes et sa salopette verte, enfilait un pantalon et des chaussons et bourrait sa pipe avant de l’allumer. Quand il faisait beau temps, il ressortait avec un grand verre de bière qu’il buvait lentement, assis sur une chaise en fer forgé, contemplant son jardin et jouissant en silence du labeur accompli.
J’avais cherché un verre de bière moi aussi et je m’étais installé autour de la table de jardin. Il faisait doux, je me sentais bien, pépé Alphonse n’avait absolument rien à me dire.
— Alors pépé Alphonse, ça gaze ? je lui ai lancé. T’en veux, des nouvelles de l’extérieur ?
Il a haussé les épaules. S’il s’en foutait de l’extérieur ! Cinquante-deux ans, cinq mois et bientôt trois semaines qu’il n’était pas sorti de chez lui. La dernière fois qu’il s’était intéressé à l’actualité, c’était pour la baie des Cochons, vers le milieu des Trente Glorieuses. Il vivait depuis sans télévision, sans radio, sans journaux, sans rien du tout ; et ne parlons pas d’Internet, il ne savait même pas que ça existait. Il était un peu simplet par-dessus le marché, du genre taiseux ; du coup, je le taquinais, je lui demandais s’il était au courant que de Gaulle était claboté, je lui parlais commerce équitable et développement durable, je lui annonçais même qu’on avait soi-disant marché sur la lune.
— Sur la lune, pépé Alphonse ! Tu te rends compte ?
Mais parle à ma culasse ! Il haussait les épaules. Un vrai manque de curiosité. Et les nouvelles bagnoles ? La fusée Ariane ? Le parc Big Bang Schtroumpf ? Superphénix ? Rien à cirer ! Intérêt nul ! Moins qu’un puceron ! En revanche les potées de bulbe, la fleuraison des campanules ou la taille des rosiers, alors là pardon, intarissable. Et l’œil brillant… Il traînait des problèmes à la con pendant des semaines, qu’il résolvait le soir dans son bureau, en consultant ses encyclopédies sur les plantes. Peut-on planter des bisannuelles au-dessus des bulbes ? Marier les pensées aux arabettes ? Tailler le buis avant la pousse ou au début de l’été ? Effectuer une taille d’égalisation à la mi-septembre ? Quand et comment diviser les pivoines ? Alors, la géopolitique là-dedans… Israël et les Iraniens… la crise de la finance… la révolution chez les Papous… Tu parles d’une ouverture d’esprit ! Le monde de pépé Alphonse s’arrêtait à la clôture de son jardin. Au-delà, c’étaient les lapins, les guerres et les emmerdements. »
Olivier Maulin, Gueule de bois
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