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08/08/2022

Accro aux antibiotiques, vivant dans un monde qui ne signifiait plus rien

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Il m’épatait, ce gnome ! Il faisait parler la forêt ! Il reconstituait les rencontres animales ! La moindre trace dans la boue, le moindre gland perforé, le moindre tronc rongé, le moindre excrément de blaireau lui racontaient des tas de choses qu’on ne soupçonnait pas, nous autres. Et voilà comment il passait sa vie, tout seul dans les bois, à reconstituer ses épopées microcosmiques, à observer des petites choses insignifiantes dont absolument tout le monde se foutait comme de l’an quarante. Et tout ça pour rien. Gratuitement. Sans en tirer profit : scandale ! Il savait tout des bêtes, des plus grosses aux plus petites : ce qu’elles mangeaient, leurs mœurs, leurs cycles, les comportements, les habitudes… et les interactions… Sans parler des plantes qui n’avaient aucun secret pour lui. Il n’avait jamais gobé une pilule de sa vie, n’était jamais allé voir un médecin… En cas de bronchite, il se faisait une infusion de violette, tussilage et bouillon-blanc ; camomille pour l’otite ; ail-des-ours macéré dans l’eau-de-vie pour la tension ; macération des fruits de l’alisier pour les troubles digestifs… Colchique des prés pour les cors aux pieds. Feuilles de chêne écrasées pour les verrues. Feuille de chou sur le front quand le crâne tambourine ! Quand il avait mal à l’oreille, il chauffait des tiges de frêne, récoltait la sève bouillonnante sur un coton et s’en badigeonnait l’oreille. Et l’infusion de houx pour soigner la toux ! Le radis noir pour la constipation ! Les recettes millénaires ! Aller voir un médecin ? Il n’y avait jamais pensé ! Heureusement qu’il ne savait pas que j’étais "journaliste spécialisé environnement" travaillant dans un magazine médical ! Accro aux antibiotiques, vivant dans un monde qui ne signifiait plus rien, incapable de nommer les arbres qui m’entouraient. Distinguant à peine un chêne d’un hêtre. Confondant belladone et myrtille. Ayant perdu toute autonomie, ne sachant plus chasser, fabriquer mes vêtements, me soigner, diriger ma vie, aimer… ne sachant bientôt plus cuisiner à force de bouffer surgelé ! Loin des supermarchés, je crève ! Ouin ! Si je me sentais con soudain, mais oui ! Quant à Béatrice, elle voyait la forêt en termes de ressources à exploiter… Tout ce bon bois pour fabriquer des meubles Ikea et des feuilles d’impôts. Va savoir s’il n’y avait pas du gaz de schiste là-dessous par-dessus le marché. Ça nous ferait de l’énergie pas chère. Un point de croissance dont profiteront les millionnaires ! Alors les mulots, les musaraignes, les campagnols… si on s’en foutait… La croissance, la croissance, bêêê, bêêê !

Le téteur de morve nous a lâchés à l’entrée de Cornimont avant de repartir dans la forêt en nous faisant de grands gestes enjoués de la main. Il nous avait trouvés infirmes mais sympas ! On a marché jusqu’à la pension et on est allés à la cuisine se faire des sandwichs et du café. J’ai récupéré mon portable que j’avais oublié là. J’avais un message de mon rédacteur en chef m’informant que j’avais reçu une invitation pour le salon de la consommation durable qui se déroulait la semaine suivante. Tous les ans, j’y avais droit… la bonne conscience, l’escroquerie verte, le bilan carbone, les arbres plantés au Pérou pour compenser l’impact de C02 émis pendant la manifestation. Soudain, j’ai tout compris. Je vivais en prison depuis ma naissance. On m’avait retiré tout ce que mes ancêtres avaient mis des milliers d’années à construire et on m’avait donné quelques hochets à la place : du confort, quelques années de plus à vivre (en me faisant chier), des DVD, une carte d’électeur trafiquée. On m’avait dressé comme les clébards du lieutenant. Dressé à aller travailler pour les autres tous les matins. Dressé à voter pour des parasites qui vivraient sur mes impôts. Dressé à accepter d’être fiché de tous les côtés. Dressé à désirer ce que l’on attendait de moi. Dressé à accepter l’idée de finir en maison de retraite. Dressé à ne plus rien contrôler de ma vie. Dressé ! La voilà, la civilisation ! Après l’ivresse, j’avais une solide gueule de bois. Il fallait s’échapper, tout brûler, tout casser…

J’étais debout devant la fenêtre, regardant pépé Alphonse qui, à quatre pattes, déterrait à la main des tubercules de dahlias pour les abriter durant l’hiver. Le ciel était bleu mais le vent soufflait : les cheveux de pépé Alphonse étaient tout ébouriffés. Soudain, il a levé le visage vers moi, je lui ai fait un petit signe de la main mais il n’a pas répondu.
Béatrice avait sorti son ordinateur portable et consultait ses mails.
— Tu les aimes, les dahlias ? je lui ai demandé.
— Les dahlias ? Bien sûr.
— T’en as pas marre du bilan carbone ?
— Quel bilan carbone ?
— Je veux dire de cette vie de merde en général ? De cette prison dorée ?
— Ben… si.
— Et si on restait ici ?
— Ici, à Cornimont ?
— Ouais, ici, à Cornimont. On apprendra à reconnaître les crottes de blaireaux. »

Olivier Maulin, Gueule de bois

 

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Commentaires

Toujours la même question de la "signification"...
https://www.unz.com/article/at-the-lost-and-found/

Écrit par : realist | 12/08/2022

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