02/10/2022
Ces conspirateurs d’estaminet...
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« La paisible et sage Suisse, ainsi que chacun put bientôt s’en rendre compte par sa propre expérience, se révéla minée par le travail de taupes des agents secrets des deux camps. La femme de chambre qui vidait la corbeille à papier, le téléphoniste, le garçon qui vous servait de trop près et prenait son temps, tous étaient au service d’une des puissances ennemies, et souvent un seul et même homme servait des deux côtés à la fois. Les malles étaient ouvertes d’une façon mystérieuse, les papiers brouillards étaient photographiés, des lettres disparaissaient sur le chemin de la poste, soit qu’on les y portât, soit qu’elles en vinssent ; des femmes élégantes vous souriaient avec insistance dans les halls des hôtels, des pacifistes particulièrement zélés, dont on n’avait jamais entendu parler, s’annonçaient à l’improviste et vous invitaient à signer des proclamations et priaient hypocritement qu’on leur remît les adresses d’amis "éprouvés". Un "socialiste" m’offrit des honoraires élevés, qui me furent aussitôt suspects, pour une conférence que je devais faire aux ouvriers de La Chaux-de-Fonds, qui ne savaient rien de la chose ; il fallait constamment être sur ses gardes. Je ne fus pas long à me rendre compte du petit nombre de ceux qu’on pouvait considérer comme absolument sûrs, et comme je ne voulais pas me laisser entraîner dans la politique, je restreignis toujours davantage le cercle de mes relations.
Mais même chez les hommes auxquels on pouvait se fier, je m’ennuyais de la stérilité des éternelles discussions et de les voir opiniâtrement divisés en groupes radicaux, libéraux, anarchistes, bolchévistes et sans partis, pour la première fois j'appris à observer le type éternel du révolutionnaire professionnel qui, par son attitude de pure opposition, se sent grandi dans son insignifiance, et se cramponne aux dogmes parce qu'il ne trouve aucun point d'appui en lui-même.
Rester dans cette confusion bavarde, c’était s’embrouiller, cultiver des camaraderies peu sûres et compromettre la sécurité morale de ses propres convictions. Ainsi je me retirai. En réalité aucun de ces conspirateurs d’estaminet ne s’est jamais risqué à faire un complot, et de tous ces suppôts improvisés d’une politique mondiale, pas un seul n’a jamais su faire la politique dont on eût vraiment eu besoin. Dès que commença le travail positif, la reconstruction après la guerre, ils demeurèrent plongés dans leur négativisme d’ergoteurs grincheux, tout comme entre les poètes antimilitaristes de ce temps-là, bien peu, après la guerre ont réussi à produire encore une oeuvre substantielle. C’était l’époque, avec sa fièvre, qui discutait en eux, faisait de la poésie et de la politique, et, comme tous les groupes qui ne doivent leur cohésion qu’à une constellation momentanée et non à une idée vécue, ce cercle de gens intéressants et doués s’est désagrégé sans laisser de traces, dès que la résistance contre laquelle ils luttaient, la guerre, fut passée. »
Stefan Zweig, Le monde d'hier - Souvenirs d'un Européen
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