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30/10/2022

Plus grands que ces sommets

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« — Après l'ascension, lente et la montée pénible, le repos, ici, est plein de charmes. Un horizon immense dédommage des fatigues.
L'air pur et vif vous régénère.

Tout autour de nous à perte de vue, les pâturages s'étendent ondulés, couverts d'herbe drue et de petites fleurs aux couleurs intenses.
Des papillons variés, d'innombrables coléoptères, des oiseaux que la plaine ne connaît pas, frappent la vue. Plus bas s'étendent les belles forêts qui tout à l'heure nous abritaient.
Au-dessous d'elles, les vignes, les champs dorés et le fleuve fuyant au loin.

Mais toujours le regard se reporte sur ce cercle de glaciers bordant l'horizon.

En face, voici, autour de l'échancrure sinueusc appelée Val d'Anniviers, le glacier du Rothhorn. Il a la forme d'une large coulée de lave figée, s'épandant vers la vallée. D'énormes murailles l'encadrent, blanches, dentelées. Des arêtes immaculées courent sur des amas de neige. L'oeil, en les suivant, parcourt des champs éblouissants, monte sur des sommets, descend en de profondes vallées. C'est le désert silencieux couvert d'un linceul éternellement vierge.

A l'extrême droite, là-bas, plus loin que le mont Pleureur et l'Aiguille rouge d'Arolla, une féerie grandiose éclate sous le soleil. Autour de parterres cotonneux se dressent des crêtes, surgissent des tours, des dents, se voûtent des dômes, toute une assemblée de rocs hauts et sombres, étincelants sous une armure de glace. C'est le mont Blanc hérissé de pics, coupé de précipices et de crevasses béantes confi- nant aux vastes plaines neigeuses du glacier du Trient.

Tout cela donne une impression de durée, de solidité, de grandeur calme. De ces hauteurs, que le monde paraît grand et l'homme petit !

L'AMI. — Remplis-toi l'âme de ce spectacle ! Emporte-le dans ton souvenir ! Quand tu respireras l'air enfumé des villes, des salles de spectacle où s'entassent les foules, des chambres où gémissent les malades ; quand tu te sentiras empoisonné par les miasmes au sein desquels siègent les diplomates, complotent les hommes d'église, calculent les financiers, pontifient les pédants, se pavanent les sots : ferme les yeux et reporte-toi ici ! Cela te réconfortera.

Et si d'aventure l'orgueil te prend, compare ta taille à ce que tu vois ici. Tu pourras en tirer des leçons salutaires qui te remettront à ta place. Et tu ne risqueras pas de devenir semblable, en ta vanité de chair, au moucheron à la fois impudent et fragile, qui s'enivre d'un rayon de soleil. Mais ne va pas plus loin. N'abaisse pas l'esprit devant le colosse matériel. Ne te laisse pas aller à mesurer l'humanité à l'aune, ni la valeur de ta vie à sa longueur ! Mesure-t-on la toile du peintre à la toise ? ou l'oeuvre du poète à la balance et au boisseau ?

Ta taille est de peu de coudées, ta durée de quelques couples d'années. Mais tu n'as pas le droit, devant les monts, géants de l'espace et de la durée, de te déclarer petit. En toi vit une grandeur par eux ignorée. Quelle que soit la majesté de ces lignes, la beauté de ces paysages, ce sont seulement des signes destinés à te révéler à toi-même, à te figurer l'esprit dont tu portes en toi la marque. Tel que tu es, petit, fragile, éphémère, tu n'en peux pas moins, en un instant rapide de ta vie, concevoir des pensées, éprouver des réalités, qui furent avant que les montagnes fussent nées, et demeureront quand elles seront réduites en poussière. Tu peux, dans la souffrance ou dans l'action, atteindre des profondeurs et des hauteurs pour lesquelles il n'y a pas de mesure dans le monde visible.

La pauvre femme accablée de soucis, mais qui espère, aime et travaille ; le penseur et le croyant qui marchent dans la nuit, gardant leur confiance à la lumière ; le pauvre soulageant le pauvre ; l'affligé consolant l'affligé ; l'offensé qui pardonne ; les martyrs mourant pour la science, la foi, la justice, la patrie, sont plus grands que ces sommets. En eux habite une beauté plus pure que le bleu du ciel et la blancheur des névés. L'homme demeurant ferme en son âme, en face des obstacles ou des entreprises du mal, inaccessible aux menaces comme à la corruption, ne craignant pas d'être seul en face des foules contraires, cet homme-là est un rempart plus solide, et plus digne d'être salué que le mur abrupt de l'abîme, quand il se dresse et dit : Tu ne passeras point ! »

Charles Wagner, L'ami - Dialogues intérieurs

 

 

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