08/11/2022
Vilaines gens
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« L'AMI. — Te voilà donc, l'âme froissée, déchiré partout comme à coups de griffes. Sur tes vêtements, de la boue ; sur ta figure, du sang. Tu reviens d'entre tes semblables, comme si tu sortais des mains des brigands. Oh ! les vilaines gens !
— Et c'est cette espèce que tu prétends me faire aimer !
L'AMI. — Pauvre enfant, je te comprends, je te plains. Fuir à jamais leur commerce, voilà ton légitime désir. Comment en serais-je surpris ? Hideuse est leur méchanceté. Quel mensonge de te les présenter comme aimables et dignes d'être aimés !
— Alors, laisse-les-moi mépriser et haïr.
L'AMI. —Au mal qu'ils t'ont fait, pourquoi en ajouter un autre ? Mépriser est une souffrance ; haïr fait mal. Mépriser, c'est effacer du livre de vie ; peser et trouver trop léger, examiner et jeter au rebut. Peux-tu prendre ton prochain et le rejeter sans souffrir ? Ne vis-tu pas d'espérance ? Mépriser est un acte de désespoir. Et haïr aussi. Celui qui hait, excommunie, et livre à la perdition. Peux-tu, sans frémir de douleur, prononcer la suprême sentence, déclarer quelqu'un perdu ?
— Ils sont incorrigibles.
L'AMI. — Le seraient-ils, les malheureux, pourquoi, s'ils coulent à l'abîme tout seuls, suspendre à leur cou la pierre de ton mépris ?
— Soit, je détournerai d'eux mon regard et les oublierai.
L'AMI. — Tu le détourneras, mais ce sera pour déplorer leur sort. Ce sort, peux-tu l'oublier ? N'est-ce pas la grande ombre qui voile toute lumière ? Quel malheur d'être méchant et pestiféré ! Un seul sentiment est possible devant cette calamité : la Pitié. Ne les plains-tu pas ? Ne sont-ils pas à plaindre ?
— Ils sont à plaindre, et, somme toute, je les plains, mais à quoi bon ?
L'AMI. — Plaindre vaut mieux que mépriser et haïr, c'est plus vrai et plus juste. Ils se moquent de ta pitié. Mais il est bon que tu l'éprouves, bon pour toi, pour la cause humaine. Avoir pitié c'est garder l'espérance, et implique que tout n'est pas perdu.
— Hélas l je ne vois que de la nuit et pas une étoile. La méchanceté humaine est insondable comme l'abîme, impossible à déplacer comme les montagnes.
L'AMI.— Regarde l'abîme et dis : je ne sais qui le comblera. Regarde la montagne et dis : Je ne sais qui l'abaissera. Mais aie pitié du méchant. Et lentement, le sentier de la pitié te conduira plus loin, vers des hauteurs où l'on comprend que les abîmes sont comblés et les montagnes enlevées. »
Charles Wagner, L'ami - Dialogues intérieurs
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