13/11/2022
Détresse
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« L'AMI. — Paix sur toi ! D'où te vient ce visage défait, pourquoi ces mains lasses ?
— J'ai le coeur déchiré par la grande douleur de vivre. Mon être n'est qu'une blessure. Toute existence m'apparaît rongée par le néant. Les vivants me font l'effet d'ombres ; leurs pensées, de rêves ; leurs entreprises, de chimères. Notre peine est infinie. Pour peser nos charges, il n'est pas de balance; nos souillures dépassent l'imagination même, et nos forces, que sont-elles ? Le choc d'un roseau contre les monts granitiques. Peut-il y avoir encore de la joie dans une semblable vie ? De la confiance en l'avenir, pour qui n'est sûr de rien ? L'homme a-t-il un lendemain ?
Nous sommes pareils aux fourmis dont le passant, distrait ou brutal, disperse la demeure d'un coup de pied. Les pauvrettes courent, peinent, ramassent les débris, sauvent les blessés, restaurent les galeries dévastées. A peine ont-elles fini, qu'un autre coup de pied anéantit le fruit de tant d'efforts. Je ne me sens plus la force de recommencer. Assis ôur les ruines, je pleure et j'envie la paix pro- fonde des morts.
L'AMI. — Laisse-moi pleurer avec toi ; je les comprends, mon fils, tes larmes. Elles roulent brûlantes sur ma joue depuis des siècles. Pauvre humanité, battue par tous les vents, que de fois tes souffrances accumulées m'ont fendu l'âme ! Vos lassitudes me sont sacrées. Je voudrais mettre mes mains sous vos pieds sanglants, vous porter sur mes bras, comme une mère, vous chanter des berceuses qui font oublier la peine.
Pour toutes vos meurtrissures, je vous aime. Mais je vous admire encore davantage à cause de votre long courage.
Accablés, brisés, sur le chemin aride et sous un ciel de feu, que vous marchiez encore malgré tout, je ne sais rien de plus beau. Si des créatures idéales, pures, heureuses, vivent rayonnantes de perfection,cela est conforme à l'ordre. Mais que vous et vos enfants, tordus par le mal, endoloris, rongés de fièvres, empoisonnés de pestilences physiques et morales, vous vous traîniez encore vers le but ; que dans la poussière où vous terrasse la mort, vous plantiez la bannière de l'Espérance ; que dans l'ombre opaque vous gardiez la Foi, cela est sublime, divin. Ni la splendeur des soleils, ni l'hymne des créations, ne me retiennent plus. J'ai détourné mes yeux des visions olympiennes ; ils n'ont plus de regards que pour vos calvaires. Viens, pèlerin fatigué, usé de veilles et de luttes ! Pose ta tête sur mon coeur ; laisse-moi garder ton sommeil comme on garde un trésor ! Qu'il soit doux, profond, réparateur ! Et que, de mes mains caressant ton front brûlant, de tout mon être penché sur le tien, descende en toi le sentiment d'une immense Pitié inclinée sur les hommes !
...Il dort. Combien de questions le sommeil résout ! Heureux ceux qui peuvent encore dormir ! Endormi, le prisonnier est libre, le malade guéri, l'exilé revenu au foyer. Il y a des accablements devant lesquels tout essai de réconfort est vain et toute parole impie. Leur ouvrir les bras, c'est ce que l'heure demande : "Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés !"
Lassitudes mortelles, prostrations, mornes solitudes où plus rien ne luit, vous me rappelez la fin douloureuse de tant de martyrs des justes causes.
L'effoit démesuré a tout épuisé : la bonne volonté, le courage, la patience et même la faculté de souffrir. C'est la défaite, le naufrage. A l'horizon de l'âme, les astres se sont couchés ; la nuit est descendue dont on n'attend plus d'aurore. Les vaincus ont bu le calice jusqu'à la lie; ils se sont étendus dans la poussière, l'oeil vide, avec cette impression dernière et horrible que tout était fini : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"
Leurs bras se sont tendus vers le secours ; il n'est pas venu. Ils ont compté sur Quelqu'un, caché sous le voile de ce monde visible, et ce Quelqu'un ne s'est pas montré. Pareil à l'homme oublieux de sa parole, il a manqué à l'heure décisive...
Et pourtant ! Dieu des vaincus, s'ils ont cru en Toi, quelle démonstration de ton attrait puissant ! Comme la boussole vers le nord, leur conscience gravitait vers ta lumière. Ils ont cru en Toi plus qu'à la vie, plus qu'à la mort, plus qu'aux réalités que touchent les mains, que les yeux contemplent. Leur poussière encore te proclame.
Dieu des vaincus ! si la trace de tes pas s'est imprimée au front des étoiles, si la nature en fleurs en a gardé comme un parfum, si l'immensité n'est qu'un reflet de ta grandeur, il est un lieu où tu dois être plus qu'ailleurs : c'est celui où tombèrent tes enfants accablés par des luttes et des épreuves surhumaines. Ailleurs tu envoies tes messagers, ici tu es toi-même. Ici ta présence brûle comme en un foyer. Ces vaincus sont les pierres d'attente d'un monde plus beau. En eux réside ce qui demeurera, quand tout le reste aura disparu comme une vapeur. Aussi, quand ils sont descendus au gouffre, ceux qui restent en entendent monter une voix qui dit : " Je suis là."
Leur mort enfante de la vie ; leur tombe dégage de la lumière, leurs os fleurissent, pareils à la verge d'Aaron, et partout où ils furent terrassés, germent comme des semailles sur les sillons, l'espérance invincible, le courage que rien n'abat. »
Charles Wagner, L'ami - Dialogues intérieurs
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