05/12/2022
Jeunes et vieux
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« L'AMI. — Pourquoi ce regard de compassion attristée, sur cette jeune et joyeuse compagnie ?
— Il me semble voir s'agiter de pauvres fous.
L'AMI. —- Explique-toi !
— Le monde est plein de misère et de calamités. Ici, on meurt de faim. Là, l'héroïsme et la liberté succombent sous le nombre. Ailleurs, on massacre, ou bien le sol vomit des flammes sur ses habitants. Les mauvaises passions sont déchaînées entre semblables, l'avenir est sombre. Ces jeunes gens qu'ont ils à espérer ? Les fils deviendront de la chair à canon, les filles de pauvres épouses maltraitées ; des mères élevant péniblement leurs enfants, avant l'âge fanées par les soucis et la douleur.
Où sont ceux qui dansaient et riaient ainsi, il y a vingt ans ? L'engrenage de la vie les a saisis, la joyeuse folie est envolée.
Par delà le mur du cimetière prochain, je vois des croix sur des tombes trop tôt ouvertes. Danseurs d'autrefois, de combien d'entre vous contiennent-elles les os ? Tout cela me rend triste à mourir. Tu ne sais pas ce que je souffre en les voyant là, insouciants, les yeux allumés, allant à la vie, pleins d'une confiance réservée aux pires désillusions.
L'AMI. — Je comprends. Ta douleur est vraie, j'en prends ma part ; mais après ? Qu'allons-nous leur proposer ? De prendre le deuil en prévision des calamités futures ? De se coucher pour attendre les balles des ennemis, l'éclosion des maladies dont le germe peut-être en secret les travaille ? Pourrions-nous du moins dire à chacun de ces jouvenceaux à quel sujet il doit consacrer ses larmes d'avenir ? A une mort prématurée ; à une vieillesse traînante, infirme, asseulée ? Et s'ils se chargeaient le coeur du pressentiment des malheurs réunis ? Si, d'avance, ils expiraient en esprit, victimes de toutes les épidémies, proies des microbes les plus contradictoires ; s'ils se voyaient dans leur carrière de demain, trahis, persécutés, lentement détruits par les peines de coeur ? Y verrais-tu pour eux quelque profit ? Les aurions-nous conviés à des tristesses fécondes ?
— Je sens la portée des remontrances, mais une douleur invincible m'étreint devant tant de joie insouciante, guettée par tant de pièges.
L'AMI. — Il y a des douleurs ennemies ; je crains que la tienne n'en soit. Elle ne peut faire que du mal à toi-même et aux autres. Aucun des malheurs lointains et imprévus qui te hantent, elle ne l'empêchera. Mais elle est puissante pour détruire la paix du moment présent. Se réjouir est bon. Ta tristesse est un témoignage de méfiance envers Dieu lui-même.
La fauvette qui réchauffe ses oeufs, nourrit ses petits, chante ses amours sur la branche frêle, malgré les dangers présents, les orages et les hivers futurs, est, plus que toi, dans le vrai.
Le cimetière est près d'ici ; nous le savons. Tôt ou tard, dans le monde visible, tout doit finir là. Mais est-ce donc une si terrible éventualité que de dormir un jour sous la garde de Dieu ? Je ne veux même pas parler des immensités lumineuses sur lesquelles s'ouvre ce trou noir qu'est la tombe. Les morts ne sont pas de ton avis. Ils sont doux au malheur ; cléments et indulgents à la jeunesse rieuse. Les troncs brisés étendus sous la mousse font partie de la forêt, et ceux qui dorment sont de coeur avec nous. Quand des voix claires et vibrantes célèbrent la vie, l'en- train, la joie, les morts chantent la basse, et c'est l'harmonie. N'aimes-tu pas les fleurs ?
— Elles font mes délices ; je leur attribue une âme. Elles disent avec une grâce naïve des choses grandes et inconnues. Ce sont les petites soeurs des étoiles et, comme leurs aînées, sur nos chemins sombres sèment des rayons divins.
L'AMI. — Mais où donc sont-elles plus adorables que sur les souches mousseuses des vieux chênes ou sur les murs croulants ? Connais-tu quelque chose de plus souriant que ce contraste : Sur la ruine vénérable, des essaims voltigeants de campanules et d'oeillets sauvages ? Laisse là ta mélancolie ! Elle t'inspire des pensées d'une qualité médiocre. Si ton coeur est semblable aux ruines écroulées, n'empêche pas le printemps d'y faire éclore ses fleurs ! Sois d'accord ! Fais mieux, si tu en es capable ! Convertis-toi à la joie ! Le fou, ici, c'est ton humeur noire. Bien moins fou serais-tu d'aller parmi ces enfants. C'est quelque chose qu'un ancien, aimant assez les jeunes pour redevenir enfant avec eux. Si ta gravité te laisse du loisir, il n'existe pas de meilleur moyen de les employer. Sous tes cheveux gris, avec les traces par la douleur imprimées à ton front, sourire à la jeunesse, se réjouir pour elle d'une heure de joie, voilà ce que j'appelle connaître son métier d'ancien. La vie est obscure, tu en portes les preuves. Raison de plus ; mettons de la lumière en son matin !
Aime-les bien, tous ces jeunes, et tant que tu le pourras, sois encourageant, réconfortant, rayonnant de la lumière intérieure !
La jeunesse a en elle une veine d'espérance que Dieu lui-même renouvelle à chaque génération. Prends garde de faire passer sur sa fleur gracieuse et fragile le souffle mauvais d'une sagesse déçue ! Rallume plutôt ta flamme à leur flamme ! Si tu sais sourire avec eux, ils sauront être sérieux avec toi, lorsque l'heure viendra de mettre, dans leur vin fougueux, un peu d'eau fraîche puisée à la source de ton expérience. »
Charles Wagner, L'ami - Dialogues intérieurs
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