28/12/2022
La peur
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« S'il m'était donné de formuler un voeu, je demanderais que la peur me soit ôtée et que la paix règne dans mon coeur.
L'AMI. —Tu ne saurais rien souhaiter de meilleur et de plus rare.
La fausse sécurité, celle qui dort sur les deux oreilles, en s'imaginant posséder des "valeurs de tout repos", est assez ordinaire. La majorité des hommes se reposent sur ce qui n'a que l'apparence de la solidité. Mais ils ne connaissent pas la paix résultant, pour le coeur, de la certitude qu'on peut se fier à la divine volonté qui besogne au fond des choses,et lui accorder un crédit sans limites. De cette méfiance sur le point essentiel naît le grand mal de la peur. La peur est la reine des maux. On a nommé la mort le roi des "épouvantements" ! Mais sans l'épouvante, que serait le roi ? Tout son prestige vient de la peur. C'est d'elle aussi que tiennent leur puissance la tyrannie humaine, les malheurs, les calamités, tout le mal qui nous menace.
La menace vit d'emprunts audacieux ; la peur est son bailleur de fonds ; mais que le prêteur ferme sa caisse, et la menace n'est plus qu'une lettre de change refusée.
La plupart des hommes sont esclaves de la peur. S'ils s'en rendaient compte, la liberté pourrait être par eux conquise. Ils sont malheureusement si rongés par le mal, qu'ils ne le sentent même plus.
J'ai parfois essayé de faire un parallèle entre les peurs du sauvage et celles du civilisé. Une telle comparaison peut jeter de la lumière sur ce que nous appelons : LE PROGRÈS. Un sauvage a quelques peurs rudimentaires. Des fauves redoutables lui disputent l'usufruit de la forêt : il peut craindre leur visite. D'autres sauvages convoitent son gibier, ses armes, sa femme, la peau d'ours qui le garantit du froid. L'orage, la foudre, l'inondation, le froid peuvent être par lui justement redoutés. Mais somme toute, semblable en cela aux oiseaux, le sauvage, toujours sur ses gardes, l'oreille tendue, l'oeil ouvert, n'en connaît pas moins, comme l'oiseau lui-même, le calme et la tranquillité d'esprit. Ses craintes sont de nature simple, de nombre réduit.
Le civilisé, lui, armé de moyens extraordinaires de se garantir, se protéger, se mettre à l'abri, devrait avoir l'esprit plus en repos que le sauvage. Tant de lois veillent sur lui, tant d'institutions appuient son droit. A comparer son sort à celui du sauvage, il jouit de privilèges exceptionnels. A sa place, le sauvage serait entièrement rassuré. Et cependant le civilisé a des peurs plus nombreuses, plus raffinées que son ancêtre des bois.
S'il est riche, que n'a-t-il à redouter ? Il a beau enfermer ses titres : la rente baisse au coffre-fort, sans que personne y ait touché. Aujourd'hui vous y enfermez une fortune. Demain, parce que des spéculateurs auront conspiré à l'autre bout de la terre, vous en retirerez du papier sans valeur. Conservateur, le civilisé est livré aux plus effrayants cauchemars. Il tremble pour l'état social présent, le voyant battu en brèche de toutes parts. En quel recoin tranquille peut-il se tapir ? Partout les novateurs ont pénétré. Au-dessus des toits fragiles établis par les institutions des hommes, et dont les abris troués recouvrent des murs pleins de brèches et de lézardes, il redoute l'écroulement de l'édifice vénérable des croyances. Cette crainte, si ridicule aux yeux de nos ancêtres gaulois, la crainte que le ciel ne s'écroule, il l'éprouve et la savoure. Il voit dans l'avenir le ciel s'effondrer, les astres pâlir et choir dans l'abîme, pêle-mêle avec les divinités mortes. — Le civilisé découvre les dangers de si loin, qu'il se rend malheureux pour des accidents à survenir après son décès, sinon après la disparition du genre humain. L'angoisse de voir le soleil se refroidir, la terre perdre sa fécondité, les mines de charbon tarir en ses entrailles, il en connaît la torture. Il a tant appris de choses, que sa science le traque et le suit comme une meute en forêt suit le gibier. Dans chaque goutte d'eau, le guettent des myriades de microbes, il les respire, les mange, les boit, les nourrit de son sang. Sans doute, il leur oppose l'antisepsie, mais il sait bien que ce n'est jamais qu'une précaution imparfaite. On ne saurait fermer les portes à un ennemi pour qui la plus petite fissure est une route nationale, et le moindre coin invisible un vaste continent.
Le civilisé cultive-t-il les lettres ? Pendant ses études, il craint les examens ; après, il tremble devant ses supérieurs. Qui mettra dans une balance les terreurs d'un fonctionnaire subalterne, ses craintes de déplaire à celui-ci, à celui-là, qu'on ne peut satisfaire tous deux cependant, leurs exigences étant contraires ! La civilisation, prise par un certain côté, est la culture de l'inquiétude, de l'agitation. Il n'y a plus ni repos ni répit pour personne. Partout où elle règne en maîtresse, il n'y a plus ni jour ni nuit. Elle obscurcit le jour par sa fumée, ses bâtisses et ses poussières. Elle profane la nuit par ses engins d'éclairage, et de tout cela résulte une mentalité noctambule, affolée, impatiente, trépidante, qu'excite de son mieux et qu'exaspère encore l'usage des liqueurs fortes, des lectures capiteuses, l'incessant chauffage des passions par les exploiteurs et les meneurs de l'opinion. Quant à ceux-ci, ils connaissent leur public et savent que si la peur le ronge, il ne saurait pourtant s'en passer. Comme les enfants, le soir, demandent avec insistance aux nourrices de leur raconter dés histoires de revenants, qui les empêcheront ensuite de dormir, nous demandons à notre journal de nous faire peur. Sous une forme ou une autre, c'est par la peur que chaque parti croit avancer ses affaires. Aussi les citoyens ont peur les uns des autres et s'attribuent mutuellement les plus noirs desseins. Dans l'obscurité favorable aux folles imaginations, chacun apparaît à l'autre comme un monstre. Notre politique est celle de la peur ; notre morale n'a pas de plus puissant ressort. La peur est aussi la clef de voûte de la religion. Agiter des spectres diversement habillés, voilà la méthode de la plupart de ceux qui parlent au peuple pour l'endoctriner, le convaincre, l'améliorer. Aussi nos progrès en terreur sont-ils incessants. Nous sommes montés si haut dans l'art de faire et d'avoir peur, que le moment est venu d'aspirer à descendre.
Comment se convertir de la peur ?
Copierons-nous le sauvage ? On perd son temps à regretter ce qui ne saurait nous être rendu. N'avons-nous pas d'autres moyens de retrouver la paix du coeur ? Connaître son mal est déjà une chance d'en être un jour délivré. Entraînons-nous à la confiance, au calme. La peur se trompe et nous trompe. Avoir peur, c'est avoir tort. Notre sagesse, faite de craintes sans nombre, mériterait plutôt le nom de folie, étant basée sur la croyance à un univers livré au hasard et à l'anarchie. Le sage, c'est celui qui parmi toutes les voix frappant son oreille, parvient de plus en plus à distinguer celles qui lui disent : Ne crains rien ; car la vérité doit être rassurante. La fleur qui pousse en paix, l'oiseau qui dit son chant, l'étoile qui suit sa course, l'homme qui suit sa conscience, sont d'accord avec la source des êtres et se reposent en elle. La paix les enveloppe, et d'eux se communique à qui sait les comprendre.
Fuir ce qui augmente la peur, rechercher ce qui fait naître et cultive la haute confiance, voilà la règle à suivre, pour quiconque est las de trembler. »
Charles Wagner, L'ami - Dialogues intérieurs
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