30/03/2023
Une queue avec du désespoir autour
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Mais Paris, dans les années trente, pour un Algérien — on disait alors un "métèque" — sans le rond, c’était dur.
Je ne sais pas si tu te souviens de Bradley. Non ? Eh bien, c’était un Américain du type prématuré, je veux dire qu’il était déjà paumé en 1934.
Il y avait à l’hôtel de l’Europe, rue Rollin, à Paris, un dessinateur anglais, Yan Petersen, qui m’invitait à bouffer parfois, et qui me mettait toujours en garde contre Bradley. Ses parents lui avaient coupé les vivres et il avait trouvé un truc. Il y avait alors rue de Miromesnil un claque très spécial. Les bonnes femmes venaient se servir. Et parfois, elles étaient accompagnées du mari. Bradley se faisait deux mille balles par mois comme ça. Il est venu me proposer le truc. Je l’ai assommé avec une bouteille. J’étais indigné jusqu’aux larmes parce que s’il osait me proposer ça, c’est que ça se voyait... Je veux dire, il voyait que j’étais désespéré. Son "offre" soulignait ma situation, le cul-de-sac pour un Algérien de vingt et un ans à Paris, sans ami. C’était l’époque où tes parents m’invitaient à bouffer. J’ai chialé — je crois que je n’ai jamais autant chialé de ma vie — et si j’ai réagi avec tant de violence — j’aurais pu le tuer — c’était que j’étais tenté.
Je ne me l’avouais pas en moi-même, mais j’étais tenté. Tu comprends, je débordais d’appétit, et je n’avais pas de petite amie, rien. Ça me montait à la gorge. Alors, rien que cette idée qu’il y avait là un moyen de me débarrasser de mon excédent, c’était déjà tentant. Parce que ces bonnes femmes n’étaient pas toutes vieilles et moches, d’après Bradley — elles étaient souvent belles et vicieuses, ou leurs maris étaient vicieux. Alors, tu comprends... tu comprends... J’avais vingt et un ans et j’en débordais, il y avait là des filles qui attendaient et on te payait par-dessus le marché. Il y avait encore autre chose. Il y a ce côté particulièrement macho, surtout chez les jeunes. L’envie de faire le dur, le vrai et le tatoué. Le côté "non seulement je l’ai baisée, mais elle m’a même payé pour ça !" et l’envie de dire tiens ! prends ça ! à la société, lui cracher dessus, en refusant ses lois, son "honneur". Il y a tout, quoi. Tu es paumé. Tu n’es plus qu’une queue avec du désespoir autour.
Le seul truc dont tu es sûr, qui marche, qui ne te lâche pas, c’est l’érection. Tout autour est angoisse, c’est la seule certitude. Et si tu n’as pas de témoin intérieur, tu es foutu. C’est pourquoi je ne pardonne jamais aux vieilles pédales ou aux vicelards à fillettes qui font du prosélytisme auprès des gosses, avec du fric, des vêtements, des gueuletons, des bagnoles. C’est tous des trafiquants de drogue, même sans drogue...
La sexualité n’est pas passible de jugements moraux, mais elle l’est, lorsqu’elle exploite la misère et le désarroi. J’ai donc assommé Bradley et j’ai été embarqué par les flics et c’est le père Gliksman, qui était de passage à Paris, qui est venu me sortir de là. Il était alors consul honoraire de Pologne à Nice et faisait le poids. Je suis rentré chez moi, rue Rollin, et j’ai pleuré pendant vingt-quatre heures. J’avais une envie terrible d’aller dans ce claque : pas pour le pognon mais pour baiser, tout simplement. Ce salaud de Bradley m’avait décrit de belles panthères parfumées sous tous rapports et moi, je n’avais rien à me mettre sous la dent. Tu peux être tranquille que s’il n’y avait pas l’œil qui n’a jamais été dans la tombe et qui n’y sera jamais, pour moi, et qui est toujours là, j’y serais allé et je ne sais pas ce que je serais devenu, après, parce que je ne me le serais jamais pardonné. Je me serais considéré comme une saloperie. Et si tu te considères comme une ordure, tu en deviens une à coup sûr. »
Romain Gary, La nuit sera calme
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Je suis abasourdi par les faux problèmes que se posaient Gary. On est vraiment dans le pathos !
Pleurer pour des histoires d'honneur et de sexe, faut quand même le faire !
Céline était moins regardant sur ce genre de sensiblerie sans queue ni tête. C'est le cas de le dire.
Écrit par : Mario | 30/03/2023
La photo de la fille qui illustre le texte est superbe
Écrit par : Jakob | 31/03/2023
Les commentaires sont fermés.