28/02/2024
Anarchismes dorés sur tranche
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« Le Bien a trimé. Il a bien bossé. D’avance, il stérilise toutes les velléités d’objections, toutes les subversions, toutes les contestations qui pourraient s’élever. Ou plutôt il les enrôle. Il les recrute. Et les met au service de la Fête perpétuelle ; dont il serait impie désormais, et même dangereux (que l’on songe seulement à l’escalade de bouffée délirante autant que terrorisante qui vient de scander chaque épisode de la Coupe du monde), de nier les vertus éducatrices, dresseuses, écraseuses, polisseuses, civilisatrices.
Le Bien a couru, il a cavalé, il s’est précipité. Il a touché son but, atteint son désir. Et il est en passe de réaliser ce qu’aucune institution, aucun pouvoir, aucun terrorisme du passé, aucune police, aucune armée n’étaient jamais parvenus à obtenir : l’adhésion spontanée de presque tous à l’intérêt général, c’est-à- dire l’oubli enthousiaste par chacun de ses intérêts particuliers, et même le sacrifice de ceux-ci. Rien dans l’Histoire passée, excepté peut-être (et encore) la mobilisation furibonde des Allemands et des Français, leur levée en masse lors de la déclaration de guerre de 1914, et corrélativement le mutisme brusque de ceux qui (anarchistes, pacifistes, sociaux-démocrates) auraient dû s’opposer à la démence générale, ne pourra donner la moindre idée d’une si formidable approbation. Dans le Bien devenu Fête, il ne reste plus que le Bien, il ne reste plus que la Fête ; et tous les autres contenus de nos existences ont à peu près fondu au contact de ce feu. L’Empire dit désormais, paraphrasant Hegel : "Tout ce qui est réel est festif, tout ce qui est festif est réel."
Il était logique qu’une société où la transgression et la rébellion sont devenues des routines, où le non-conformisme est salarié et où les anarchismes sont dorés sur tranche, reconnaisse dans les masses festives, liées de toute éternité à la transgression et à la violation rituelle des normes de la vie courante, l’apothéose justificatrice de son existence. Sauf qu’il n’y a plus de normes, ni de vie courante ; et qu’en s’étendant à toute l’existence la Fête, qui était jusque-là désordre éphémère et renversement des interdits, en est devenue la norme, et aussi la police. Mais ce problème n’en serait un, pour les ronds-de-cuir comme pour les argousins de la nouvelle société hyperfestive, que si tout moyen de comparaison avec le passé n’avait pas disparu par la même occasion. »
Philippe Muray, Préface de 1998 - "L'enfance du bien" in L'Empire du Bien
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