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27/02/2024

Le Bien singe le Mal chaque fois qu'il le faut...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Rien n’a été démenti de ce que je décrivais. Mais rien ne paraissait non plus encore tout à fait joué. On n’avait pas encore imaginé, en 1991, d’achever de détruire les villes en les transformant en "rollers-parks". Et la "téléphonie mobile" n’avait pas encore été accueillie avec le ravissement que l’on sait par tant d’esclaves qui ne demandent jamais qu’une dose de plus de servitude. L’Empire, depuis, s’est envenimé. C’est ce qu’il a su faire avec le plus de talent. Et l’aventure sexuelle, par exemple, dont j’esquissais le requiem parce que je la prévoyais désormais conjugable au passé, semble une affaire réglée : elle a succombé définitivement à la propagande indifférenciatrice du mouvement sexuel institutionnel de "masse" (hétéro ou homo), lequel entretient à peu près autant de rapports avec la sexualité individuelle (homo ou hétéro) qu’un carré surgelé avec une truite de rivière. Sur ce point, et au bout de quelques millénaires d’histoire humaine forcément coupable par définition, il a suffi, pour clore en cinq minutes la question, de se convaincre qu’un trop grand intérêt envers la "différence" sexuelle était source de tous les crimes, et que la différenciation hiérarchique, ellemême génératrice d’ "inégalités et d’exclusions", en découlait directement.

Le Bien est allé vite. Le Bien s’est démené. Il a bien travaillé. Au passage, dans sa ruée furieuse, il a même réussi à escamoter le Mal. Il l’a emporté. Il l’a converti. Il l’a accaparé. Il l’a mis dans sa poche. Il l’a littéralement exproprié, capté. Pour finir par le jeter dans la corbeille de mariage au moment de convoler triomphalement avec la Fête. Car le Bien, en fin de compte, s’est uni à la Fête ; et c’est l’entrée conjointe en surfusion de ces deux "valeurs" qui représente le fait nouveau le plus extraordinaire des dernières années. Le Bien s’est marié. On ne saurait mieux dire. Et si, aujourd’hui, mon "Empire" semble évoquer parfois des événements qui auraient pu se dérouler un siècle auparavant, c’est qu’entre-temps le bébé a grandi, il a forci, forcé, poussé par tous les bouts, il s’est développé, il s’est déployé, il a augmenté, il s’est démesuré. Il est devenu adulte. Il s’est émancipé. Il s’est déchaîné. Unique héritier du Mal, de par la suppression de celui-ci (ou son escamotage), il peut à la fois le déclarer hors-laloi et en recueillir les miettes utiles. Le négatif, qu’il exécrait parce qu’il représentait très exactement la puissance du développement historique, il l’a mis sous séquestre. Et, pour qu’il ne lui arrive jamais ce qui était survenu aux précédentes sociétés, à savoir d’apparaître un jour comme un état de choses en cours de pourrissement, il a imaginé (moins stupide en cela, moins naïf que ses prédécesseurs en oppression) de s’intégrer à titre de contre-poison du négatif postiche. Pour ne jamais risquer d’engendrer son double négatif (à la façon dont la bourgeoisie, par exemple, engendra le prolétariat), il a résolu de l’élever en cave et en fac-similé, d’en nourrir au biberon des contrefaçons. Le Bien singe le Mal chaque fois qu’il le faut. Il entretient comme des feux de camp les foyers de conflit. Et les nouvelles générations de rebelles de synthèse, commodes et arrangeants, qu’il a fabriqués, ne risquent pas de se révéler un jour les fossoyeurs, les successeurs, encore moins les usurpateurs ou les démolisseurs de cet exemplaire employeur. »

Philippe Muray, Préface de 1998 - "L'enfance du bien" in L'Empire du Bien

 

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